Sophie Soukias

Column

Ilyas Mettioui: ‘Le rire c'est la meilleure façon de respirer, non ?’

© BRUZZ
30/11/2024

Ilyas Mettioui est auteur et metteur en scène. En alternance avec Nina Vandeweghe, il se raconte dans sa ville, naviguant entre réalité et fiction.

« Au compte de trois, je voudrais que chacun dise bonjour dans sa langue maternelle », nous dit la prof de yoga. Je ne dis rien. Faut dire que je ne suis pas trop d’humeur namaste aujourd’hui. Les autres, en leggings psychédéliques, sont plein·e·s de bonne volonté : « hola, buongiorno, bună ziua,… ». Julia, notre Yogi master, semble ravie : « Tant de diversité dans une seule pièce ! » Mais ce que Julia oublie, c’est que ce club de yoga aux tarifs très peu inclusifs se situe dans le quartier européen. Ce qu’elle appelle diversité ressemble plutôt à un entre-soi d’ancien·ne·s Erasmus. Une diversité étrangement uniforme. Je regrette de ne pas avoir participé, car personne n’a dit salamalekum. C’est pourtant beau de se souhaiter la paix aujourd’hui.

Il y avait des super promos à la rentrée, d’où mon inscription. Une petite sensation d’ascension sociale me chatouille les orteils quand je foule le « mat », je crois que j’aime bien. Les cours sont de bonne qualité, les douches équipées de gel douche aux huiles essentielles d’ylang-ylang et de shampoing parfumé au géranium. Ça sent meilleur que le savon au savon que j’ai chez moi. Si mes angoisses m’habitent toujours, au moins elles sentent meilleur. Mais même si je m’y plais, une part de rébellion prolétarienne reste en moi : j’y vais en short de pyjama et en T-shirt FC Barcelone, ma serviette en peau de chamois de chez Décathlon détonne avec les sur-tapis à 68 euros de mes comparses.

DANS LE PRÉSENT
Julia demande : « Pourquoi sommes-nous si anxieux ? » Une participante assidue répond que c’est parce qu’on n’est pas dans le présent. La prof confirme. Curieux. J’aurais plutôt pensé à l’extrême droitisation de nos institutions, aux médias qui construisent jour après jour une rampe de lancement aux discours haineux, au génocide en cours et au sang de civils, qui coule par litres… mais apparemment, ce n’est pas ça. J’essaye de rester au présent, j’ai du mal. Je pense à tout sauf à ma respiration.

Si, au lieu de chanter « Shanti Shanti » en fin de cours, le prof nous faisait clamer « Allah, Allah » ?

Ilyas Mettioui

En plein chien tête en bas, une pensée peu namaste me surprend : et si le yoga avait été inventé au Yémen, et pas en Inde ? Si, au lieu de chanter « Shanti Shanti » en fin de cours, le prof nous faisait clamer « Allah, Allah » ? J’imagine ces diplomates en leggings faire des louanges islamiques ce seul soir de la semaine où ils ne sont pas en after-work à Place Lux. Je rigole intérieurement et me dis qu’il faudrait la noter, cette idée — elle pourrait servir pour une chronique. Julia me lance un regard sévère. Elle voit que je ne suis pas dedans aujourd’hui.


Je continue à me perdre dans mes pensées. La salle est pleine, une majorité de femmes. Mais un homme en face de moi attire mon attention. Sûrement parce qu’il est le seul à intervenir sans qu’on lui demande rien. C’est fou de comparer le peu d’hommes présents et la place qu’ils occupent. Il a la tête d’un CEO de Danone qui aurait confondu son costume avec le short qu’il portait à douze ans. Il pourrait être touchant, mais il pose trop de questions qui n’en sont pas vraiment, ça m’énerve. Avant le cours, il expliquait qu’il y a un gros plan de restructuration à son boulot, que c’est très stressant. À l’entendre, je suis presque sûr que c’est lui qui doit virer des gens. Le yoga doit sûrement l’aider à faire ça avec calme.


J’essaye non sans difficulté de rester au présent au milieu de ces pensées intrusives quand j’aperçois, en pleine posture du pigeon, un ami de mon quartier d’enfance, Abdelilah ! Je ne suis plus seul ! Sur son T-shirt, l’emblème du Real Madrid. On est parti pour un classico. Début de fou rire très au présent. Ce qui est d’autant plus marrant, c’est qu’on était les plus nuls en foot dans notre quartier ; pas étonnant qu’on finisse ici ! Il m’aperçoit. Le fou rire, plus ou moins dissimulé pendant le chaturanga, dérange un peu. Et puis tant pis ! Le rire c’est la meilleure façon de respirer, non ? En tout cas, ça nous fait un bien fou, très namaste. La semaine prochaine, on continue notre ascension sociale : on tente le paddle avec Abdelilah.

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