Dans l'antre d'artistes : Fanny Dreyer

Estelle Spoto
© Agenda Magazine
07/01/2014

Quoique déracinée, Fanny Dreyer s’est solidement implantée à Bruxelles, où elle multiplie les projets et les collaborations. Ses illus aux couleurs tranchées se retrouvent dans la presse, dans un fanzine pour enfants, sur des pochettes d’albums, dans des foires internationales et - consécration - dans des livres.
Ça s’appelle la « synesthésie ». « Trouble de la perception sensorielle caractérisé par la perception d’une sensation supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou concernant un autre domaine sensoriel ». Il en existe plus d’une centaine de formes, mais celle-ci est une des plus courantes. Fanny Dreyer voit les lettres en couleur, particulièrement les voyelles. « Quand je dis ‘Fanny’, le a est très rouge et le i est super jaune. Les consonnes viennent atténuer ou relever les teintes des voyelles. C’est très problématique pour l’orthographe. Je ne photographie pas vraiment le mot, je vois juste des couleurs et j’ai du mal à l’écrire correctement ». Elle en a même fait un petit livre, dans le cadre de ses études à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles : Pourquoi je n’aime pas le a. C’est peut-être cette particularité qui l’a poussée à choisir la voie de l’illustration, à l’exact croisement entre le texte et l’image. En faisant de ce trouble une force.
Les couleurs sont franches chez Fanny Dreyer. Tranchées, contrastées, elles ne se soucient pas forcément de la réalité. Comme sur la couverture des Musiciens de Brême, le conte des frères Grimm qu’elle a illustré et qui est sorti récemment : un âne marche à travers un paysage de campagne qui mêle intimement le blanc de la neige, le vert tendre du printemps et l’orange fauve des champs de blé mûr. Comme dans Cuistax, le fanzine pour enfants, bruxellois et bilingue français-néerlandais (« pour un projet mené à Bruxelles, c’était la moindre des choses »), qu’elle a lancé il y a environ un an avec Chloé Perarnau et la complicité d’une bande de copines illustratrices. Chaque numéro de Cuistax est bicolore. « C’est presque comme de la sérigraphie. On a pensé que ce serait bien d’utiliser uniquement deux couleurs pour donner une unité, une cohérence aux différents univers ».
Et pourtant, au départ de cette explosion colorée, il y a du gris. Celui du simple crayon, à la base de tout. Dans le nouveau projet de Fanny Dreyer, La dame de l’ascenseur, en passe d’être terminé, on voit comment le bleu, le jaune et le rouge de l’écoline, liquide hybride entre l’encre et l’aquarelle, s’infiltrent au fil des planches dans le récit, alors qu’un monde fantastique peuplé notamment d’une princesse russe et d’un prince afghan se développe progressivement dans l’imaginaire de deux jumeaux venus à l’hôpital visiter leur grand-mère. Ici, les animaux et la forêt ont par la force des choses moins de place que dans ses précédents travaux. « J’adore dessiner des animaux. J’ai choisi d’illustrer Les Musiciens de Brême parce que c’était un bon exercice d’essayer de mettre au goût du jour un conte classique, mais aussi parce que j’avais ainsi dans une seule histoire un âne, un chien, un chat et un coq. Pour dessiner les animaux, je fais pas mal de recherches. Je travaille souvent avec un livre des éditions Dover, une compilation de gravures d’animaux qui sont libres de droits. Je regarde aussi des documentaires animaliers, qui me permettent de voir les attitudes, les mouvements. Puis je me détache de tout ça ». Pour la pochette du prochain album de la chanteuse Clare Louise, artiste normande installée à Bruxelles depuis plusieurs années, Fanny Dreyer a opté pour des oiseaux. « Ça correspondait bien au thème de l’album, qui parle pas mal d’envol, du choix entre rester au sol ou s’envoler ».
Sur la fenêtre de son bureau, dans un appartement à quelques pas de la place Flagey, un petit sapin géométrique découpé dans du plastique transparent se superpose au décor urbain. Comme un petit rappel des forêts du Mittelland. Un minuscule morceau de nature pour contrer un léger mal du pays. Fanny Dreyer est née à Fribourg, en Suisse. Elle s’est installée dans la capitale belge pour ses études supérieures. « Pour choisir une école d’illustration, j’ai hésité avec Strasbourg et Lyon. Mais à Bruxelles, je me sentais bien. Il y a quelque chose qui m’a tout de suite plu dans l’architecture. Je crois que ce sont les briques. J’aime beaucoup les maisons d’ici. En Suisse, on a une architecture un peu plus carrée, avec des constructions très semblables les unes à la suite des autres.
Et puis, c’est un peu cliché mais c’est vrai que je trouvais les Bruxellois très accueillants. Les Suisses ont une sorte de réserve, c’est un peu plus difficile d’aller vers les gens », dit-elle en croquant un morceau de biscôme, sorte de version moelleuse du spéculoos, une spécialité helvète que sa mère lui a fait parvenir en quantité. Autre lien avec son pays natal : sa maison d’édition, La Joie de Lire, basée à Genève, avec qui elle a noué contact à la Foire du livre pour enfants de... Bologne. C’est La Joie de Lire qui lui a confié les illustrations du Mystère du Monstre, son premier livre édité, une histoire écrite par la Suissesse S. Corinna Bille et basée sur des faits réels survenus dans le Valais des années 40. Feuilleter ses pages vous envoie dans les forêts profondes et parfois inquiétantes de la haute vallée du Rhône. Une dimension que les gentilles frondaisons de Soignes n’auront jamais aux yeux de la jeune femme. « Bruxelles est une ville verte, et c’est pour ça aussi que je me sens bien ici, mais quand je vais au bois de la Cambre, je suis un peu frustrée. Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose… » Même les plus chauvins des Bruxellois ne pourront pas lui donner tort.

Commune : Ixelles
Livres parus : Le Mystère du Monstre, La Joie de Lire, 2012 ; Les Musiciens de Brême, La Joie de Lire, 2013
Toujours en vente : Cuistax N°2, été indien, cuistax-cuistax.blogspot.be
Bientôt : Illustrarte 2014 : Fanny Dreyer fait partie des 50 artistes sélectionnés pour l’édition 2014 de la Biennale de l’illustration pour enfants de Lisbonne
Info : fannydreyer.blogspot.be & fannydreyer.com

Photos © Heleen Rodiers

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