Un boulot ingrat au resto grill Joao’s, une poupée gonflable, des bouddhas qui jouent à Pong, des branches mortes qui prolifèrent, un défilé aux couleurs toxiques, et une Terre des Songes oppressante. Dans Dormir, c’est mourir, Gabri Molist, Bruxellois originaire de Barcelone, plonge dans les profondeurs de ses peurs trop éveillées.
C’EST QUI, MOLIST GABRI ?
Né à Barcelone en 1993
Au début de l’adolescence, il éprouve des troubles du sommeil qui se mêlent progressivement à la peur de mourir, et suit une thérapie pour la première fois
Il étudie l’art et le design à l’Escola Massana d’Art i Disseny de Barcelone et fait sa dernière année de licence en Erasmus à la LUCA School of Arts de Gand
Retourne à Gand pour son Master et y pose les bases de son premier recueil Dormir, c’est mourir (Bang Ediciones, 2021)
Il s’installe à Bruxelles en 2017, où il lance le Zine Club de Muntpunt et rejoint le studio De Geslepen Potloden à Schaerbeek
Publie ses expériences de fanzine Asonancia (Apa-Apa Cómics, 2018) et Ah I Laugh to See Myself So Beautiful In This Mirror (Ruja Press, 2020)
Doctorant et enseignant à la LUCA School of Arts, Gand
« Ah, je pensais juste que tu avais honte de ta coupe de cheveux », me lance Gabri Molist après cinq minutes de conversation, alors que je remarque que ma caméra ne montre rien d’autre qu’un écran noir. Je tente une dernière fois d’apprivoiser le chaos qui règne sur mon crâne pendant que la connexion redémarre de mon côté, et je décide, lorsque j’apparais à l’écran, de riposter immédiatement : « Gabri, ‘I Am the Virus’, ça te dit quelque chose ? » Dans le mille ! « Oh merde, tu as vu ça ? Je dois vraiment faire plus attention », dit-il avec un sourire gêné.
« Cette vidéo YouTube a été réalisée le week-end qui a précédé le premier confinement. Thomas Vermeire, un ami d’Aniss (El Hamouri, dessinateur et colocataire de Gabri Molist, NDLR) qui fait de la musique sous le pseudonyme de ThomasLoveFashionVerviers, était de passage ici. Nous avons joué au jeu vidéo Dark Souls, bu quelques bières, puis à un certain moment, j’ai commencé à faire l’idiot, à me rouler par terre en criant ‘I am the virus’. Bien sûr, Aniss a filmé tout ça. J’ai reçu la chanson et le clip qui l’accompagne comme cadeau d’anniversaire un peu plus tard. (Rires) Disons simplement que cela étend la palette de couleurs de ma personnalité. »
Le pigment ajouté le plus récemment à la palette du Bruxellois débarqué de Barcelone n’est pas une vidéo sortie des profondeurs de YouTube, mais une bande dessinée bien bâtie qui, si ce monde éreinté connaît une justice, se répandra parmi les lecteurs comme un virus.
Dormir, c’est mourir – qui vient de sortir des presses de Bang Ediciones simultanément en espagnol et en français – est un voyage de 260 pages à travers la vie douloureusement solitaire et le cerveau privé de sommeil et rempli d’angoisses d’un protagoniste anonyme qui a été sensiblement inspiré par la vie et le cerveau de son créateur. « J’ai une petite expérience des problèmes de sommeil qui date du début de mon adolescence, mais quand j’ai voulu utiliser cette anecdote personnelle pour un roman graphique, ça m’a paru si ennuyeux ! (Rires) Je ressentais un lien émotionnel avec l’histoire, mais je ne pouvais pas imaginer que le reste du monde ressentirait quelque chose. Jusqu’à ce que je commence à mélanger ce que je connaissais avec ce que je pouvais imaginer. »
PONG ET PIQÛRES
Ce cocktail agité fait de Dormir, c’est mourir un livre qui vous tient éveillé en tant que lecteur, une expérience brute mais rayonnante, obsédante et drôle, douloureuse et accablante faite d'essais et d’erreurs, de solitude et d’amitié, de désespoir et de confiance, de maladie et de rétablissement.
Le moment de l’endormissement m’effraie, me serre la gorge et menace de m’étouffer. Parce que je sens alors que tout contrôle m’échappe. Je m’imagine en train de mourir ainsi
Un brave type un peu maladroit et chauve se laisse aller au découragement et à la solitude en se faisant malmener comme serveur au resto grill à volonté Joao’s. Des problèmes de sommeil, des sueurs froides, des tremblements et des piqûres sans cause physique le poussent à chercher un psychologue. En six séances, Agnès tente de soulager sa souffrance, qui trouve racine dans sa peur de la mort, au moyen d’un jeu avec des pierres, de conseils de masturbation et d’une poupée gonflable, tandis que la nuit, la créature Oto, faite de poussière de rêve, le conduit à travers la terre de mystère, de folie et d’inconscience dans sa propre tête, où se côtoient labyrinthes, trains festifs, énormes ballons de basket, Bouddhas jouant à Pong, un défilé aux couleurs toxiques et de folles constructions architecturales.
« Putain, trop bizarre... J’ai l’esprit bien pourri », peut-on lire dans Dormir, c’est mourir. « Mes rêves sont plus tranquilles », dit Gabri Molist en riant, « plus des scénarios possibles et ancrés dans notre monde que dans des trips sous LSD. Non pas qu’il n’y ait rien de bizarre, mais l’atmosphère de mes rêves est davantage basée sur la réalité. Mes rêves les plus fréquents ont trait à l’échec. Par exemple, je suis sur le terrain du FC Barcelone, mais je ne touche pas le ballon parce que je tombe tout le temps par terre. Ou alors je dois jouer un concert devant 2 000 personnes et je ne sais pas jouer de la guitare. Et puis il y a ce rêve effrayant où je conduis une voiture – je n’ai pas le permis – et où je perds le contrôle du véhicule. »
Cette perte de contrôle est à l’origine des problèmes de sommeil du personnage principal et de Gabri Molist. « Le moment de l’endormissement m’effraie, me serre la gorge et menace de m’étouffer, comme les branches dans le livre. Parce que je ne peux pas le contrôler, parce que je sens alors que tout contrôle m’échappe. Je m’imagine en train de mourir ainsi. » Le sommeil et le caractère éphémère se fondent alors en un seul brouillard. « Bien sûr, c’est la peur la plus stupide au monde. Tout le monde sur cette terre va mourir. Ce que la plupart des gens font pour contrecarrer cette peur de la mort, c’est d’essayer de la masquer, de la recouvrir de plusieurs couches. Mais quand vous êtes seul, ces couches disparaissent. Pourquoi le personnage principal a-t-il peur de mourir ? Parce qu’il est seul. Il n’a personne qui se souviendra de lui à sa mort. C’est pour ça qu’il veut tellement être ami avec Oto, quelqu’un qui n’existe même pas. »
PIERRES-PAPIER-CISEAUX
« Il y a des choses dans la BD qui correspondent à ce que j’ai moi-même vécu : la peur du sommeil et le fait que j’essaie d’anesthésier cette peur en regardant des sitcoms en pleine nuit – des choses facilement digérables comme How I Met Your Mother, New Girl, Friends, Modern Family, et en ce moment Frasier, la série dont nous regardions un épisode en famille quand j’étais petit, juste avant le film du vendredi soir. Et la pièce d’Agnès, avec les branches mortes dans les coins et les pierres sur la table, est inspirée du cabinet de mon psychologue à Gand. Ou encore les séances thérapeutiques au cours desquelles le personnage principal doit essayer de définir et de nommer sa relation avec ses problèmes et les personnages de ses rêves à l’aide de pierres de formes différentes, ou au cours desquelles il doit situer sa douleur dans certaines parties du corps. Et j’ai déjà reçu le conseil de la part d’un psychologue de me masturber avant de m’endormir. »
Je ne voulais pas faire une histoire sur moi. Ce que je voulais éviter, c’était que les gens viennent me voir en disant : ‘Tu as dû tellement souffrir !’ Je vais bien
« Mais cela ne constitue pas le noyau de ce livre », poursuit Gabri Molist. « En fait, c’était ma plus grande préoccupation : je ne voulais pas faire une histoire sur moi. Ce que je voulais éviter, c’était que les gens viennent me voir en disant : ‘Tu as dû tellement souffrir !’ Ce n’est pas la question, et pour votre information, je vais bien. (Rires) Je me suis fait à l’idée que cela va durer toute ma vie, que je ne guérirai jamais de cette peur, et que lorsque quelque chose ne va pas ou que je suis stressé, je ne dors pas pendant une semaine. J’essaie alors de faire tout ce que je peux jusqu’à ce que cela disparaisse à nouveau. Et c’est bien comme ça. Ce que je veux dire, c’est que mes propres expériences n’ont été que le point de départ d’une histoire qui, espérons-le, me transcende. »
C’est tout à fait le cas. Dormir, c’est mourir est pénétrant. Non seulement parce que le livre extrait un noyau émotionnel à partir de divagations sur les rêves et sur la mort, la solitude et l’amitié. Car entre le personnage principal, la psychologue Agnès et le personnage rêvé Oto, un triangle dramatique émerge qui se transforme en une sphère de confiance et de réconciliation. Ou parce qu’à partir de la conscience très tangible de l’état de souffrance de l’humanité, la guérison coule de façon merveilleuse. Mais aussi parce que la forme, ou plutôt les formes, dans lesquelles ces vécus apparaissent, sont d’une beauté inégalée. Dans Dormir, c’est mourir la lourdeur va de pair avec la légèreté, la souffrance avec l’humour, mais la beauté va aussi de pair avec la froideur, les rêves avec les nuances de gris, la foule avec la perte, et les couleurs avec l’oppression. C’est comme jouer gaiement avec les âmes sombres ou dark souls, comme dans ‘I Am the Virus’.
ULTRA-PETITS EXTRATERRESTRES
Gabri Molist aime (gentiment) contredire, mettre sur de fausses pistes et miner les attentes. « Le dessin est ma pensée », explique-t-il, et cette pensée procède d’une manière délicieusement imprévisible et expérimentale, entrant souvent en libre collision avec les limites de la narration et des contraintes formelles. « Ces contraintes sont au cœur de ma pratique de créateur de bandes dessinées. Avant tout, parce que j’en tire un grand plaisir. Mais aussi parce que ces contraintes, si vous les utilisez comme moteur du récit, produisent une certaine clairvoyance et une intention sincère. Dans Dormir, c’est mourir, par exemple, la division du livre en six séances de thérapie fait que chaque chapitre a exactement la même structure, et cette répétition constante ouvre à son tour la possibilité de montrer vraiment ce que c’est que de faire une séance de thérapie : on y va et on parle, on y retourne et on creuse, on avance et aussi on recule... »
J’aurais pu varier à l’infini les séances de thérapie du livre, juste pour éviter de devoir dire au revoir à mon personnage. Mais il le fallait, 260 pages étaient suffisantes pour l’histoire
Cela doit ressembler un peu à la façon dont Dormir, c’est mourir est né : défriché pendant son année de Master à la LUCA School of Arts, sur le Campus Sint-Lucas de Gand, et retravaillé pendant les trois années suivantes. Pendant ce temps, il a aussi réalisé des fanzines et des illustrations, lancé le Zine Club de Muntpunt, entamé un doctorat en beaux-arts à Gand et s’est approprié le lieu que Ben Gijsemans, le créateur des livres précieux Hubert et Aaron, lui gardait au chaud au studio De Geslepen Potloden de Schaerbeek jusqu’à l'automne dernier. « Je me suis retrouvé à Gand sur les conseils d’Arnal Ballester, un de mes professeurs à l’Escola Massana d’Art i Disseny de Barcelone. Je voulais faire mon Erasmus à un endroit où je pourrais m’amuser mais aussi apprendre beaucoup. Il connaissait Goele Dewanckel (qui, en 2018, avec Caroline Lamarche, a sorti le joyau coloré La Poupée de Monsieur Silence chez Frémok, NDLR) et disait que les gens apprenaient des choses étonnantes avec elle. J’ai été très impressionné par tout ce que j’y ai vu et vécu. Dans de nombreux endroits, l’illustration est considérée comme faisant partie de la communication ou du design graphique, mais à Gand, elle fait partie des beaux-arts. On vous enseigne donc les techniques d’impression, la peinture, les techniques analogues, alors que vos références sont des artistes. Lorsque je suis retourné à Barcelone après cet échange pour terminer mon diplôme de bachelier, je savais déjà que je reviendrais à Gand pour mon master. »
« J’ai mis deux ans pour le faire », poursuit Gabri Molist, « pour me donner le temps d’aller au studio autant que possible. Je n’ai commencé Dormir, c’est mourir que la deuxième année, après avoir réalisé une bande dessinée en première année sur de petits extraterrestres qui veulent conquérir notre planète, mais qui s’avèrent trop petits pour conquérir quoi que ce soit. (Rires) J’ai un jour joué avec l’idée de rattacher cette histoire à Dormir, c’est mourir comme un fanzine, mais j’ai décidé de ne pas le faire. Bien que le livre contienne un clin d’œil aux extraterrestres par le biais d’une affiche publicitaire. »
Si je pouvais, je donnerais à tout le monde des séances de thérapie gratuites. Si ton corps te fait souffrir, tu vas bien chez le médecin
Et – « parce qu’une bande dessinée qui ne fait référence qu’à la bande dessinée se referme sur elle-même et que pour moi, c’est plutôt un carrefour à partir duquel on peut aller ailleurs » – à Saul Steinberg, Francis Bacon, Helena Almeida, David Lynch, Alfred Hitchcock, Charles Burns et Joan Miró – avec une scène magnifique qui se résume en une seule ligne, catapultant Gabri Molist à la Fundació Joan Miró, où, chaque Noël, il s’imprègne de l’imposant triptyque Peinture sur fond blanc pour la cellule d’un solitaire (1968).
MAL PARTOUT
Malgré la condamnation inéluctable de chaque être humain, Dormir, c’est mourir est construit sur l’espoir. « Ce qui a commencé par des problèmes de sommeil à l’adolescence s’est accompagné dès l’âge de dix-huit ans de peurs existentielles, qui persistent encore aujourd’hui et pour lesquelles je suis toujours en thérapie. Cela m’a beaucoup aidé à aller de l’avant. Bien sûr, j’étais réticent au début, je n’étais pas fou après tout. Le simple fait d’admettre qu’il y a un problème fait naître la culpabilité et la panique. Mais quand on trouve le chemin de la thérapie, c’est tellement bien. Si je pouvais, je donnerais à tout le monde des séances de thérapie gratuites. Si ton corps te fait souffrir, tu vas bien chez le médecin. »
Dans Dormir, c’est mourir, on voit ce qui arrive quand une personne qui souffre ne reçoit pas l’aide dont elle a besoin. Mais aussi la résilience des gens, et de l’art. Comment un livre peut grandir, prendre vie. Comment un personnage principal peut se nicher dans votre âme. « J’aurais pu varier à l’infini les séances de thérapie du livre, juste pour éviter de devoir dire au revoir à mon personnage. Mais il le fallait, 260 pages étaient suffisantes pour l’histoire. » Les adieux sont durs, ce n’est pas un hasard que les derniers mots de Dormir, c’est mourir soient : « J’ai mal partout ». Mais avec cette prise de conscience vient aussi la catharsis, le fait de prendre conscience que vous ne comprendrez pas tout, que l’on ne sondera jamais complètement quelqu’un, et que c’est normal. Et que c’est peut-être même ce qui fait vivre une histoire au-delà des pages.
DORMIR, C’EST MOURIR
Livre : 264 p., 20€, www.bangediciones.com
Lancement de vente : 21/1, 17.00, Grafik, Facebook: grafik1030
Gabri Molist : Dormir, c’est mourir
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