Au travers d’installations tridimensionnelles, de panneaux de bois peints ou de fresques murales, l’œuvre interdisciplinaire de Kasper Bosmans se découvre comme un rébus visuel contemporain qui met à mal les vérités figées. Ses contes et légendes sont à découvrir au Wiels.
Rencontrer Kasper Bosmans (Lommel, 1990) est l’assurance de passer un moment aussi agréable que déroutant. Fouineur invétéré et conteur horaire, il a toujours dans sa manche l’une de ces histoires fascinantes qui n’a pas son pareil pour éclairer le réel d’une manière inattendue.
Ainsi, en 2019, lorsqu’il participait à Young Artists in Europe, une exposition collective à la Fondation Cartier, le plasticien limbourgeois nous avait parlé… crinières et sabots. Plus exactement des chevaux Appaloosa. Méprisés en raison de leur robe tachetée, jugée indigne et impure par les Espagnols et les Arabes, ces équidés ont été envoyés vers le Nouveau Monde par les colons qui souhaitaient s’en séparer. Là-bas, une nouvelle aventure s’est offerte à eux : les Amérindiens en ont fait une race chevaline à part entière devenue aujourd’hui l’un des lignages les plus populaires aux États-Unis.
L’anecdote est emblématique de l’œuvre délicatement subversive de Bosmans qui n’a de cesse de montrer à quel point la nature insaisissable de la réalité engendre en permanence des interprétations culturelles versatiles. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », constatait déjà le philosophe Blaise Pascal au XVIIe siècle. Il est évidemment difficile de ne pas accrocher une lecture politique à tout cela. Tout particulièrement au moment où de nombreux programmes politiques rêvent d’uniformité immaculée et d’identités figées. À l’occasion de l’exposition que lui consacre le Wiels, un évènement que le covid a retardé de deux ans, le plasticien revient sur les tenants et les aboutissants de sa pratique.
Quel est le lieu qui a fécondé votre imaginaire ?
Kasper Bosmans : Je viens de la campagne limbourgeoise. J’ai grandi au milieu de nulle part. Ce territoire isolé est fondamentalement double. D’un côté, le sol est peu propice à la culture. Les fermes qui y sont implantées ne sont pas prospères en raison d’une géologie sablonneuse. De l’autre, ce sable est à l’origine de l’industrie verrière qui a connu son apogée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Aujourd’hui, le Centre flamand d’art verrier contemporain, le GlazenHuis, avec lequel j’ai collaboré pour l’exposition, témoigne de ce riche héritage. Il y a aussi le fait que ces conditions de subsistance plutôt difficiles ont entraîné une faible densité de population. Ces grands espaces permettent actuellement à une ville comme Lommel de s’étendre et de devenir cosmopolite. J’ai toujours été attiré par cette nature ambiguë du sable, à la fois condition de possibilité du plus et du moins.
C’est pour cela que l’on retrouve une peinture de sable, une ‘Sand Carpet’, dans l’exposition ?
Bosmans : Oui, je me suis inspiré de la tradition belge qui consiste à créer des motifs décoratifs avec du sable dans ou autour des maisons, c’est très vivace dans la région de Lommel. Il s’agit de la représentation d’une toile d’araignée dans laquelle trône le dessin d’une « Eresus sandaliatus », soit un spécimen rouge et taché de noir que l’on ne trouve en Belgique qu’à Lommel en raison du sol particulier (afin de la préserver, l’association Natuurpunt a acheté 50 hectares du terrain industriel où vit cette population d’araignées, NDLR). Cet environnement fait aussi allusion à une fable d’Ésope qui explique pourquoi les tortues ont une carapace mais aussi au ‘Queer space’ de l’architecte Aaron Betsky, soit un ouvrage montrant comment la
communauté forge de nouvelles formes architecturales loin des intérieurs
conventionnels.
Dans quel genre de famille avez-vous grandi ?
Bosmans : Il y a deux types de famille, la famille biologique et la famille que l’on choisit. Je dois beaucoup à la seconde, plus importante pour moi, celle que j’ai en grande partie rencontré lors de mes études au HISK, une école d’une grande importance dans mon parcours.
Vous vivez désormais entre Amsterdam et Bruxelles, quel est votre rapport à la capitale ?
Bosmans : Venir à Bruxelles en 2015 a changé ma vie. Quand j’étais à Anvers, j’étais bien mais il y a une culture dominante pas toujours évidente. Gand est parfait pour une vie paisible avec des enfants, tout le monde y est ouvert. Bruxelles, en revanche, est extrême. Je ne suis pas tombé amoureux de la ville mais je me sens enfin chez moi. Il y a une dynamique qui me plaît beaucoup.
« Il faut voir mon œuvre à la manière d’oignons. Il y a plusieurs couches, on peut donc les aborder à différents niveaux »
Une salle de l’exposition fascine, celle où vous déployez ‘Boy Butter’, une série aussi plastiquement interpellante qu’intrigante…
Bosmans : Dans le Limbourg, à la frontière avec les Pays-Bas, il y a eu entre la Seconde Guerre mondiale et les années septante, un trafic clandestin de beurre. Toutes les familles ont une anecdote à ce sujet. On disait à l’époque que c’était le « délit le plus romantique du XXe siècle ». Il y a tout une mythologie masculine à ce sujet. Ce que j’ai voulu faire, c’est de pervertir subtilement cette histoire. Pour moi, le crime le plus romantique du XXe siècle, c’est l’homosexualité. L’amour est plus romantique que le trafic. J’ai utilisé des paquets de beurre pour les transformer en bronze et les encadrer. Le titre ‘Boy Butter’ renvoie à un lubrifiant anal très connu dans les milieux homosexuels. Il est intéressant de voir les convergences qui unissent les activités illicites, par exemple le langage corporel permettant aux trafiquants de se reconnaître entre eux. La notion de la double interprétation m’intéresse beaucoup. Le but de mon travail est d’investir ce type de narratif pour mettre au jour la polysémie du réel. J’aurais pu tout aussi bien montrer comment ce type de contrebande frontalière a, avec le temps, fait place au trafic de drogue.
Formellement cette série évoque le minimalisme américain…
Bosmans : C’est bien sûr volontaire. J’ai voulu faire un clin d’œil à cette pratique connue pour ses figures mâles dominantes et sa misogynie. Il y a également une allusion à la dernière œuvre de Blinky Palermo, ‘To the People of New York City’.
Pouvez-vous expliquer le terme de « Husbandry » qui donne son titre à l’exposition ?
Bosmans : Ce terme désigne la gestion agricole, l’élevage des animaux ou la culture des plantes. Il dit une certaine économie du foyer et aussi la domesticité qui est une manière de prendre soin. Cette thématique travaille beaucoup mon œuvre. Dans la première salle de l’exposition, plusieurs plaques émaillées sont à comprendre comme des portraits de personnes donnés à voir au travers d’un objet très trivial, la passoire. Une passoire est un objet quasi politique car elle décide de ce que l’on garde et de ce que l’on jette.
En plus d’avoir collaboré avec le Centre flamand d’art verrier contemporain, vous avez fait appel au savoir-faire d’une des dernières émailleries belges.
Bosmans : J’ai besoin d’en passer par des tiers, il me faut entrer en négociation pour que ma pratique ne soit pas qu’une question de discipline et de répétition effectuées en solitaire. La conversation est une dimension essentielle pour développer une œuvre humaniste.
Il y a aussi ce ‘Wolf Corridor’ qui s’inspire de ces bandes de nature créées par l’homme permettant aux loups d’arpenter de nouveaux territoires. De quoi est-ce le signe ?
Bosmans : Cette œuvre se découvre comme la métaphore de l’impact sur le vivant de nos interprétations culturelles. Longtemps, on a pensé que la réserve naturelle était l’habitat à privilégier pour les espèces menacées. Cela a désormais changé. On se rend compte que ce qui est important pour les animaux c’est de pouvoir circuler à travers des lieux éloignés les uns des autres. Au contraire des réserves, ce maillage n’a rien de spectaculaire mais il intègre une manière animale d’être au monde. Cela permet aux loups de diversifier leur patrimoine génétique en étant en contact avec d’autres individus. Désormais les loups du Sud et du Nord se rencontrent en Belgique et aux Pays-Bas pour faire des petits. J’aime aussi l’inquiétude que ce retour du loup génère dans nos contrées.
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