Plus de trente ans après Benoît Peeters et François Schuiten, c’était à nouveau au tour de deux Belges de remporter le Fauve d’Or, le prix du meilleur album de l’année au festival de la BD d’Angoulême. Après le primé Paysage après la bataille, Eric Lambé et Philippe de Pierpont tissent leur toile fragile avec un recueil des trois livres qui l’ont précédé.
Lambé et de Pierpont déterrent les racines de leur Fauve d'Or
« Pour le moment, la BD est dans une courbe presque baroque, qui mène inévitablement au grotesque. Il faut toujours plus d’action, plus de tension, plus d’émotion. Je ne veux pas porter de jugement de valeur, ça me fait aussi du bien d’échapper à la réalité par moments, mais quand je lis ces histoires, je ne ressens plus rien », raconte Philippe de Pierpont.
Avec un travail d’un tout autre calibre – le joyau poétique et profondément humain Paysage après la bataille – le scénariste et son complice, le dessinateur Éric Lambé, un collègue de l’ESA Saint-Luc, ont séduit le jury du prestigieux festival international de la BD d’Angoulême au début de cette année. Le livre, une coédition entre la maison bruxelloise Frémok et les éditions françaises Actes Sud, a reçu le Fauve d’Or, le prix attribué pour le meilleur album de l’année.
Quand on se souvient que le dernier prix récompensant un belge date de 1985, celui remporté par Benoît Peeters et François Schuiten pour La fièvre d’Urbicande, le second volet de la célèbre série Les Cités Obscures, on prend conscience de la mesure de l’accomplissement. Une surprise pour un livre qui raconte une histoire très intime entre l’ombre et la lumière déroulée avec beaucoup de soin, de compassion et d’espace pour le lecteur.
« Paysage après la bataille est une histoire qui aurait pu être très réaliste : après avoir perdu son enfant, une femme décide de prendre un temps pour faire le vide et peut-être se retrouver. Elle va se réfugier dans un camping, en hiver. Mais Éric et moi, on n’a pas envie d’être dans le réalisme ou le naturalisme. On aimerait faire apparaître une autre dimension du monde, invisible à nos yeux. Ce qu’on essaie de faire, c’est de raconter cette histoire en enlevant un maximum de choses de l’ordre de l’anecdote et de l’explicatif, d’aller vers l’épure, pour enfin ne garder que le fil le plus fragile possible pour que l’histoire tienne quand même. »
Après Paysage après la bataille, le duo tisse sa toile, intense et fragile, dans Apparitions, disparitions et autres mouvements, la publication « revue et corrigée » de leurs trois précédentes collaborations. « Les trois histoires dans Apparitions, disparitions parlent aussi de ce sentiment qu’on a parfois dans la vie de ne pas savoir vraiment où on est. Il y a des choses qui apparaissent, qui montrent que la vie est là, au travail, fragile mais sensible. Et puis tu as le mouvement inverse, des choses, des êtres, des moments, des sentiments qui disparaissent. Ces mouvements peuvent être rapides, ou ce sont des longues apparitions et disparitions, des mouvements de la vie auxquels on ne fait pas tellement attention, parce qu’ils sont lents et pas très visibles. »
LA DISPARITION
Ainsi, dans Alberto G., l’illustre sculpteur Giacometti tente de capturer la vérité d’un visage. Dans La pluie, un monde, une civilisation et un amour disparaissent lentement, emportés par un nouveau déluge. Et dans Un voyage, un homme qui a encore trois semaines à vivre, se rend à la mer du Nord, l’horizon, l’infinité et sa propre disparition.
« Que fait-on de ce temps ? » se demande Philippe de Pierpont. « On a tendance à remplir notre vie tout le temps. Il n’y a plus de place pour ce que la vie nous apporte tout simplement. Si on accepte la fin des choses et qu’on fait le vide, tout devient miraculeux. Et tout d’un coup, une vérité lumineuse peut apparaître, un sentiment merveilleux que tout est possible. »
C’est ce vide fécond qui règne aussi dans Apparitions, disparitions. Un livre capable d’évoquer une essence profonde avec une grande simplicité, quelques mots et peu de traits. « Quand on s’est rencontrés, Éric et moi, j’ai tout de suite compris que ce qu’il allait me proposer allait exprimer encore plus intimement ce que je lui avais écrit. Il y a une sorte de cohérence totale entre ce que j’essaie de raconter et sa manière de dessiner. Pour moi, c’est un maître. La manière dont il sait capturer, avec une simplicité extraordinaire, le temps dans ses images, fait qu’elles n’arrêtent pas d’être là, qu’elles sont toujours en train d’apparaître. Comme une énigme. »
Éric Lambé et Philippe de Pierpont plongent en profondeur dans l’âme des gens, dans l’invisible derrière les apparences de ce qui nous entoure. Au rythme lent et réflexif qu’implique leur démarche. « Ce sont des questions existentielles de base qui nous préoccupent tous les deux. Éric et moi partageons cet état fragile, cette solitude. Je crois que je n’ai jamais raconté ça à Éric, mais pour autant que je me souvienne, j’ai toujours eu une sensation physiologique très inquiétante que j’allais mourir le lendemain. Ça a pourri toute mon enfance. »
« J’avais un rêve récurrent où j’étais poursuivi et je me cachais dans l’humus de la forêt de Soignes et je pourrissais dans la terre. Je devenais des molécules, des atomes et puis je disparaissais. Cette disparition, je l’ai vécue physiologiquement. Mais cette angoisse m’a aussi permis de mener une vie riche et folle et exaltante. D’oser tout, de créer, de bouffer le monde. Maintenant, j’ai fait la paix : si je suis mort demain, c’est que je suis en vie aujourd’hui. Et ça me donne une grande liberté. »
ÉRIC LAMBÉ & PHILIPPE DE PIERPONT:
APPARITIONS, DISPARITIONS ET AUTRES MOUVEMENTS
Frémok & Actes Sud, 456 p., €31,80
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