Bouillonnant, éclectique et en avance sur son temps, l'art contemporain issu de la diaspora congolaise peine pourtant à trouver sa place auprès des collectionneurs, des institutions et du public. Afin de rectifier cette erreur de jugement, la curatrice Anne Wetsi Mpoma et la conceptrice Gia Abrassart font rayonner douze artistes incontournables sur les grilles du Parc de Bruxelles. « Il est temps de sortir des marges.»
En cette fin d'été, le soleil perce d'une lumière blanche et diffuse les grandes baies vitrées du large espace abritant les ateliers des Café Congo et Wetsi Art Gallery, nichés au premier étage du Studio CityGate à Anderlecht. L'heure est encore matinale et le calme règne en maître dans les locaux de ce tiers-lieu culturel qui semble vidé de ses occupants. Dissimulé entre quatre panneaux recouverts de ses toiles fluides et cosmiques, Jean-Pierre Bers Mbalaka aka Bers GrandSinge exécute un tableau fusionnant peinture et photographie au moyen de technologies numériques. Un procédé fascinant laissant apparaître de petites ridules tortueuses, caractéristiques de son œuvre exposée entre Bruxelles et New York, en passant par Paris et Kinshasa.
Un travail faisant la part belle aux personnages humains, représentés sous la forme de silhouettes filiformes à la plastique négroïde. Ici, le portrait d'une femme de profil. « À ce stade-ci, je suis incapable de vous dire comment la toile va évoluer», dit celui qui doit son nom d'artiste à Jean-Michel Basquiat, rencontré dans le Bronx en 1985, en même temps que Kool Koor, alors qu'il tentait sa chance à New-York après des études aux Beaux-Arts de Kinshasa.
« J'étais le premier artiste africain avec qui Basquiat faisait connaissance. Comme il était un visionnaire et qu'il savait qu'un jour l'art contemporain africain allait émerger, il m'a conseillé de me rendre à Bruxelles pour faire connaître cet art en Europe. Le nom Grandsinge fait référence à ce rôle d'éclaireur. Il m'a dit : 'Tu passeras le message, tu es intelligent, tu es Grandsinge'».Débarqué seul et sans contacts dans la capitale européenne, le jeune artiste atterrit aux Petits Riens à Ixelles (une de ses toiles orne encore le réfectoire de l'association) avant d'être repéré par la galerie Hutse à Jette dont il avait franchi la porte « un peu au hasard ». « À l'époque, on ne connaissait pas du tout l'art contemporain africain en Belgique, on connaissait l'art touristique que les Belges ramenaient du Congo.» Comme l'avait prédit Basquiat, le succès est immédiat et GrandSinge gardera toujours en mémoire un premier vernissage rocambolesque où, alors qu'il était sommé de quitter le territoire, il avait échappé aux mains de la police grâce aux journalistes invités.
Aujourd'hui, c'est dans les locaux du Café Congo et de la Wetsi Art Gallery que le peintre a installé son atelier. Aux côtés de onze autres artistes, parmi lesquels Odette Watshini Messager, Lisette Lombé, Mufuki Mukuna ou encore Naomi Waku, deux de ses toiles reproduites en grand format s'apprêtent à tapisser les grilles du Parc de Bruxelles à l'occasion d'une exposition au concept inédit : Arts Congo Eza, dont le vernissage accueillera une performance de l'artiste afrofuturiste Precy Numbi. Derrière l'initiative, deux femmes bruxelloises du XXIe siècle. Anne Wetsi Mpoma, curatrice et directrice de la Wetsi Art Gallery, une galerie destinée à valoriser la créativité et le savoir-faire d'artistes de talent principalement issu.es du monde Noir. Et Gia Abrassart, journaliste et porteuse du projet Café Congo, tiers-lieu culturel se voulant le témoin de la vitalité artistique de la diaspora congolaise, dont l'antenne (Ginger G x Malaïka Coffee Boutique - Art - Brocante) vient tout juste d'ouvrir dans les Marolles. Rencontre.
Arts Congo Eza : « les arts du Congo existent ». Ce qui devrait résonner comme une évidence n'en est pas une.
Anne Wetsi Mpoma : Que le public soit familiarisé ou non avec l'art contemporain, je suis quasiment certaine qu'il ne connaît aucun nom des artistes qui sont présentés dans notre exposition. Y compris un grand nom comme Bers Grandsinge qui est actif depuis des années, qui travaille avec les galeries et dont les tableaux sont entrés dans certaines grandes collections. S'il est vrai que le grand public ne peut pas citer beaucoup de noms d'artistes contemporains en général, quand on parle d'artistes congolais ou afrodescendants, c'est encore pire. Et en matière de femmes artistes afrodescendantes, les gens sont même étonnés qu'il en existe.
Vous avez fait le choix d'une exposition gratuite, en plein air et au cœur de Bruxelles. Votre public cible n'est rien de moins que tou.te.s les Bruxellois.es ?
Gia Abrassart : Le Parc de Bruxelles est une grande référence et pouvoir bénéficier d'une partie de ses grilles constitue une étape significative pour nous. C'est super de pouvoir exposer au Café Congo et à la Wetsi Art Gallery mais on reste quand même en marge de la centralité. Il est important de pouvoir sortir des marges pour mieux faire rayonner les artistes. Aujourd'hui, on parle du Congo mais la prochaine étape serait de pouvoir imaginer une Biennale ouverte à d'autres diasporas.
Mpoma : L'objectif, c'est un meilleur vivre ensemble. On veut faire rayonner toutes ces cultures-là parce qu'elles ont été dévalorisées et continuent de l'être dans la culture dominante, mais toujours dans l'idée de tendre à un meilleur équilibre. C'est très important de montrer aux jeunes de la diaspora qu'il y a des artistes comme eux qui parlent de leur intimité et de leur vie personnelle. Une artiste comme Odette Watshini Messager expose son histoire familiale la plus intime. Je pense que pour des jeunes afrodescendants ou racisés qui vont voir ces œuvres, c'est aussi une possibilité de se projeter dans l'avenir. Si on n'a jamais vu d'artistes noir.e.s, on ne sait pas que ça existe et on ne sait pas que c'est possible. Ça fait partie du processus un peu guérisseur dont on a besoin aujourd'hui dans nos sociétés. Le coup de pouce financier de Pascal Smet (Secrétaire d'état à la Région bruxelloise, NDLR) pour la réalisation de cette exposition y participe et nous lui en sommes reconnaissantes.
Dans votre exposition consacrée aux artistes belges de la diaspora congolaise, vous prenez le parti de ne pas montrer des œuvres d'artistes ayant déjà acquis une notoriété auprès du grand public et des institutions tels que Sammy Baloji ou Aimé Mpané.
Mpoma : On aurait pu choisir la facilité et mettre des Sammy Baloji ou Aimé Mpané qui méritent aussi davantage de visibilité. Mais on voulait aussi montrer qu'au-delà de ces artistes connus du grand public, il y a aussi tout un vivier bruxellois, une scène très active qui a beaucoup de choses à dire, à montrer, à partager.
Abrassart : Il s'agit d'artistes belges, essentiellement bruxellois, qui ont pratiquement fait toutes leurs études dans des écoles d'art ici à Bruxelles mais qu'on a tendance à renvoyer à leur altérité. En plus de la précarité pécuniaire, ils ont également l'impression d'être abandonnés par le milieu de l'art et le covid n'aide en rien à ce niveau-là.
L'artiste multidisciplinaire belge d'origine congolaise Baloji parle parfois de sa musique en disant qu'elle est « trop blanche pour les noirs et trop noire pour les blancs.» Est-ce un constat qui peut s'appliquer plus largement aux œuvres des artistes noir.e.s issus de la diaspora ?
Mpoma : Tout à fait. Il y a une partie du monde de l'art contemporain qui voudrait assigner l'art contemporain africain à quelque chose de spécifique. On projette sur cet art des attentes d'authenticité et de brutalité, on attend des artistes une forme d'originalité qui répondrait à une "créativité africaine". Lorsque Picasso s'inspire des arts non-européens dans son travail, on y voit du génie et on ne pense pas à mentionner ses influences, alors qu'on ne verra que ces mêmes influences chez un.e artiste européen.ne noir.e. On ne parlera que de l'africanité de son travail et on livrera une lecture de son art en fonction de ses racines.
Comment ces assignations agissent-elles sur l'intégration des artistes afrodescendants dans les circuits de l'art contemporain ?
Mpoma : C'est problématique parce que si on ne répond pas à ces injonctions, on court le risque d'être mis de côté. Récemment, j'avais proposé le travail d'une artiste afrodescendante à un musée et on m'a répondu : "Ça n'est pas du tout ce que l'on cherche. On cherche de l'originalité, de la créativité africaine. Ce qu'elle fait pourrait être le travail d'une blanche, donc on n'en veut pas".
Abrassart : Quand des collectionneurs viennent faire un tour à Café Congo, ça les emmerde de devoir payer 1000 euros pour une œuvre qui vaut ses 1000 euro. Ils préfèrent aller chercher de l'art sur le Continent qui est beaucoup plus accessible. Voilà pourquoi Café Congo et la Wetsi Art Gallery essaient d'acheter des œuvres directement aux artistes pour mettre sur pied une collection qui pourrait circuler dans le monde et augmenter la cote des artistes. On se retrouve confrontées à des collectionneurs qui ont beaucoup d'argent mais qui refusent d'investir dans la diaspora. Parce qu'ils ont leur idée de ce qu'est l'art noir, l'art africain. Les artistes qui ont le plus de succès en Belgique, sont les artistes qui viennent de Kinshasa mais qui sont en résidence ici.
Ce phénomène explique-t-il en partie l'engouement des milieux médiatiques et artistiques belges autour de l'artiste afrofuturiste Precy Numbi – associé à Café Congo et repris dans l'exposition Arts Congo Eza – travaillant à partir d'objets recyclés et déclassés?
Mpoma : Precy est un artiste de très grande qualité. Mais oui, effectivement, je perçois un certain enthousiasme pour le travail de Precy de la part d'un public belge, blanc essentiellement, parce que Precy rentre complètement dans cette catégorie de l'art contemporain africain. Il vient du Continent, il rassure parce qu'il est conscient d'être un étranger ici.
Abrassart : Cela étant dit, même si Precy est reconnu et qu'il vient de recevoir un atelier à Ixelles, il ne vend pas pour autant. Ce qui est quand même sa grande frustration. Même pour un artiste comme Bayunga Kiakeula qui fait des œuvres magistrales, ça reste difficile pour les différents publics de mettre la main au portefeuille pour l'art diasporique.
Si on n’a jamais vu d’artistes noir.e.s, on ne sait pas que ça existe et on ne sait pas que c’est possible
Si les artistes belges d'origine congolaise peinent à trouver leur place dans le circuit des collectionneurs, qu'en est-il pour les institutions d'art ?
Mpoma : C'est-à-dire qu'une institution qui va exposer des afrodescendants, il n'y en a pas.
Abrassart : Les curatrices noires sont de l'étranger et les artistes noir.e.s sont de l'étranger à l'exception de Sandrine Colard au Wiels mais dont le travail est en lien avec Lubumbashi, donc ça reste le Continent. De l'art diasporique avec une curatrice d'ici, ça n'existe pas. Parce que ça fait peur. Parce que les artistes de la diaspora congolaise pourraient avoir des sursauts de revendication à travers leurs œuvres. Mais comment voulez-vous qu'il en soit autrement puisque le passé colonial n'est même pas traité en Belgique.
Mpoma : Sans parler du fait que devenir une personne qui s'exprime au niveau de la culture, c'est, symboliquement, devenir quelqu'un qui a le pouvoir de dire ce qui est acceptable et inacceptable. Donc c'est carrément sortir de sa position de noir et d'Africain. Mais les choses sont en train de changer. Récemment dans un article, Gia disait qu'il n'y avait pas une seule directrice de centre culturel noire en Belgique, entre-temps Melat Ngussie a été nommée au Beursschouwburg. De mon côté, je dis dans l'ouvrage collectif Being Imposed Upon (sorti en juillet de cette année, NDLR) qu'il n'y a pas d'artistes de la diaspora qui entrent en résidence au Wiels et depuis Sandra Heremans a été sélectionnée pour une résidence à partir de janvier 2021. Les choses avancent, même s'il faut rester vigilantes.
Anne Wetsi Mpoma, dans le livre Being Imposed Upon, vous formulez également le souhait de voir un jour de votre vivant « une exposition solo d'un.e artiste noir.e de Belgique au Wiels ! ».
Mpoma : Les solos sont très rares. Aimé Mpané a eu un solo à la Louvière, Modé Muntu à Liège et Otobong Nkanga (Belgian Art Prize 2017, NDLR) à Anvers. C'est bien mais il ne faut pas s'arrêter au symbolique, derrière, il y a le structurel. C'est notre travail et notre devoir d'amener des propositions pour rendre ce mélange possible à travers des expositions au Parc de Bruxelles, des propositions de collaboration avec des institutions et en continuant à écrire.
Abrassart : Pour arriver à cette force et cette autonomie aujourd'hui, il a fallu déconstruire nos attentes par rapport aux institutions. On attendait de la reconnaissance, d'être engagées ou davantage intégrées dans le processus de conception d'un événement ou d'une exposition, et pas juste en bout de chemin. On ne veut pas que les futures générations aient à vivre cela. Aujourd'hui, les règles du jeu sont en train de changer, notre savoir-faire est reconnu et les bailleurs de fonds viennent nous voir. C'est un peu la technique du pied dans la porte et il n'y a plus de retour possible.
ARTS CONGO EZA 17 > 27/9, Parc royal de Bruxelles, Facebook: Expo Arts Congo Eza
Galerie
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