Cent fois jeté.e à terre et piétiné.e par la vie, Marie Darah tient toujours debout. La preuve avec la parution d’un second livre et sa participation prochaine aux championnats du monde de slam. L’occasion de (re)découvrir sa déclamation percutante et son écriture nourrie tant à l’urgence qu’au besoin de justice sociale. « Quand on vit ce que j’ai vécu, on ne peut plus s’illusionner. »
Qui est Marie Darah?
— Naît à Charleroi en 1989 et grandit auprès de sa mère. Son géniteur, originaire du Ghana, répond aux abonnés absents. Iel se forge sa propre culture entre théâtre de boulevard et Lara Fabian.
— Dès 2007, iel étudie au Conservatoire en art de la parole à Bruxelles et poursuit une descente aux enfers placée sous le signe de l’addiction. Jusqu’à l’électrochoc. Marie Darah décide qu’iel ne veut pas mourir. Sa renaissance passera par l’écriture.
— En 2020, iel sort l’ouvrage 'Depuis que tu n’as pas tiré'. Fin mai 2022, iel publie le recueil de poésie 'Sous le Noir du Tarmac' . Du 27 au 29 septembre, Marie Darah représentera la Belgique au World Poetry Slam Championship
Il y a trois mois, Marie Darah signait Sous le Noir du Tarmac : « 32 années de fracture écrites en 1 an ». Le recueil de poésie français-anglais publié chez maelstrÖm reEvolution va comme un gant à la jeune existence de cet.te artiste « non genré.e, racisé.e, intersectionnel.le, végan.e et tatoué.e ». En page 7, iel s’adresse « Aux êtres qui doutent/Avant de sauter… ». Une exhortation à changer son destin ou à en finir définitivement avec la vie ? Pour mieux comprendre, il faut évoquer une trajectoire qui n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler un fleuve tranquille. « Je me livre sans gloire, je n’ai aucun tabou », annonce-t-iel d’emblée.
Marie Darah a grandi à Charleroi auprès d’une « mère-bouteille » dont les mains « sentent l’eau de Javel ». La figure maternelle en question est ambivalente à souhait. D’un côté, elle se coupe en quatre, multipliant les petits boulots, pour que sa progéniture fasse par exemple du piano mais, de l’autre, elle ne manque pas de l’effrayer quand elle est sous influence. Un peu comme si elle effaçait d’une main ce qu’elle esquissait de l’autre. Son cas est complexe. D’elle, Marie dit aussi : « Si ma mère n’avait pas été alcoolique et écrasée par le patriarcat, elle aurait été autrice, je lui dois le goût de l’expression écrite. »
Quid du père ? Le géniteur est aux abonnés absents, « enfui avec mon ascendance », laissant à Marie Darah « un flou étranger sur le visage ». Cette trace, véritable présence de l’absence, l’oblige en permanence à se confronter au vide abyssal pour se construire un récit personnel. Iel l’a bien rencontré il y a peu, à Etterbeek où il réside, mais l’homme venu du Ghana « n’a pas d’histoire, ne veut pas d’histoires… tout le contraire de moi. »
« Chaque centimètre carré de ma peau me rappelle des souvenirs douloureux »
Mais alors qui est cet être radieux aux mains tatouées « Keen » et « Freak », au cou marqué « Radical », dont l’état civil a consigné l’existence sous le patronyme Darah ? « L’enfant à personne et à la soularde », résume-t-iel avec un redoutable sens de la formule. Ou encore : « De l’Afrique, je ne savais que le noir/Celui de mes cheveux, celui de mon regard », comme il est fait mention dans le poème ‘Afrodescendance’, uppercut qui revisite cette question des origines floues. £
Il reste que son enfance carolo est globalement faite de plaisirs simples. « Le temps à Charleroi ne passait pas. Avec ma grand-mère et ma grand-tante, on jouait à la canasta, en mangeant de la tarte au sucre et des pâtes à la cassonade », se rappelle-t-iel. Il est également question de se bricoler une culture populaire pour alimenter une curiosité inextinguible.
Lara Fabian
Au fond d’iel, sans le conscientiser, Marie sait que quelque chose d’autre existe. Iel n’a pas encore conscience que tout un chacun peut y accéder si un vent favorable se lève. « J’ai découvert le théâtre en regardant des vidéos reprenant des classiques de boulevard, c’était sexiste et raciste à mourir mais cela me sortait du quotidien dans une ville où je ne suis allé voir qu’une seule fois une pièce en vrai. »
Côté phare dans la nuit, il y a également la chanteuse Lara Fabian pour laquelle Marie ressent une véritable fascination. « Je lui dois mes sourires et une bonne partie de mes expressions… un mimétisme inconscient s’est mis en place. »
Mais la ville noire est également le lieu des plaies béantes, celles qui ne se referment pas. « Abusée, violée », consigne-t-iel pudiquement dans ‘Encore debout’, chant d’ouverture à couper le souffle de Sous le Noir du Tarmac. ‘Une vie de fxmme’, plus loin, convoque de douloureuses précisions « Mon parrain m’a violée en me parlant des James Bond Girls ». Iel a alors 7 ans. Deux ans plus tard, Marie Darah fait une première tentative de suicide. Iel s’y prend « comme une gosse », exactement le genre de détail insoutenable qui déchire le cœur de l’auditeur.
À 18 ans, iel remet le sinistre couvert. Le mélange de médicaments aurait pu être fatal cette fois. « J’ai tout oublié, un trou noir de trois jours dans ma vie, je sais juste que l’ambulance s’est arrêtée en chemin vers l’hôpital, ce qui porte à croire que j’ai fait un arrêt cardiaque car c’est la procédure d’immobiliser le véhicule pour lancer la réanimation. » Plus que probablement Marie Darah s’est extirpé.e du néant, preuve de son immense vitalité.
Vivre sans se tuer
Comment survivre à tout cela ? La pulsion de vivre de Marie lea dirige vers la boisson, échappatoire dont le pouvoir anesthésiant a déjà fait ses preuves une branche plus haut sur l’arbre généalogique. « Boire, c’est pouvoir vivre sans se tuer », répète-t-iel. Marie Darah ne cache rien des bassesses de cette addiction, expliquant le parcours du combattant de la picole, depuis les tuyaux inattendus – « peu de gens le savent mais avant le Crosly Bowling ouvrait le dimanche matin, lumières tamisées, musique à fond et Duvel à 4,50 euros » – à la prostitution pour se faire payer des verres ou un rail de coke.
Contre toute attente, Marie bifurque. Iel emprunte une sortie sur cette autoroute toute tracée vers la cirrhose et l’autodestruction. Deux événements contribuent à la faire dévier de l’issue trop certaine. C’est d’abord une amie dont iel est la marraine des enfants qui lea prévient : « Si tu meurs, je ne vais pas dire aux filles que tu n’as pas existé, je parlerai toujours de toi. » Cette perspective bouleverse Marie, le besoin de protéger les plus faibles coulant dans ses veines, et freine son envie de s’effacer.
Un autre électrochoc arrive un soir dans un bar. « Au moment où la serveuse ramassait les verres avant de fermer, je me suis mise à pleurer car je n’arrivais plus à être saoule… c’était la panique, qu’est-ce que j’allais faire si je n’arrivais plus à être ivre ? Vivre en pleine conscience était impossible. Il me fallait absolument étouffer la lucidité précoce due aux abus sexuels, à la perte de l’innocence. Quand on vit cela, on ne peut plus s’illusionner, “faire comme si” n’est plus une option. »
Entre chien et loup
Placé.e devant ce gouffre, Marie Darah saute, il y a trois ans et demi, iel décide d’arrêter de boire. Tout est-il plus facile pour autant depuis ? Pas vraiment. L’écrivain.e d’évoquer ce qu’iel nomme « l’heure entre chien et loup ». « Tous les jours vers 18h, entre le jour et le soir, je suis pris.e d’un vertige, cette impression de porter le monde sur mes épaules. Je suis seul.e et je ne me sens pas bien dans mon corps, je souffre de dysmorphisme.
Aussi, chaque centimètre carré de ma peau me rappelle des souvenirs douloureux, liés entre autres à l’abus et à la prostitution. Je suis embarrassé.e par mon enveloppe corporelle. Je rêve d’être Mystique dans X-Men, pouvoir changer de peau, être une mutante métamorphe de couleur bleue. J’éprouve des difficultés à être objectivé.e en permanence. On projette sur moi des fantasmes coloniaux de “pute ensoleillée”. Je vois venir des agressions sexuelles de partout de la société. Ce sont les hommes cis qui en sont le fil rouge, qu’ils soient dans l’abondance matérielle ou dans la pire des misères. »
« Je me suis promis.e que si on me tendait la main, je ne la lâcherais pas »
En 2020, sa sobriété est mise à rude épreuve. Le premier livre qu’iel a écrit, Depuis que tu n’as pas tiré, raconte un épisode de sa vie qui a eu des conséquences inattendues. Alors que Marie Darah travaille dur dans un restaurant pour décrocher et s’en sortir, un jeune afrodescendant pointe une arme sur iel pour dérober la recette. « Ma première réaction a été le désespoir, j’étais effondré.e de me dire que c’était la seule chose qui m’arrivait après un an d’abstinence. Je ne méritais pas ça. Je voulais mourir… mais je me suis laissé.e 500 jours pour faire la paix avec le monde entier. Ma psy m’a conseillé d’écrire. Je me suis également promis.e que si on me tendait la main dans cet intervalle, je ne la lâcherais pas. »
Ce n’est pas une main mais plusieurs qui vont se tendre, comme si le temps du pain noir était révolu. C’est d’abord quelqu’un qui lui suggère le concours qu’organise chaque année la maison d’édition maelstrÖm reEvolution. Le principe ? Proposer un texte ayant un lien évident avec Bruxelles. Hantée par le pistolet qui un soir fut brandi devant son visage, Marie laisse couler les mots sur la page.
Étrangement, le texte de 30 pages n’a rien d’une complainte, c’est avant tout un formidable sursaut de conscience, une puissante déconstruction qui lui fait comprendre que la liberté de choix n’est pas la même pour tout le monde. « Pour beaucoup, l’horizon est étroit. Le jeune afrodescendant qui m’a menacé n’avait que la violence pour accéder aux rêves de pouvoir et de possession que nous vend la société.
Le mérite existera quand on partira tous du même endroit, avec la même base. Je le vois avec les gamins avec qui je travaille en IPPJ. Ils ont des plumes extraordinaires… que font-ils en prison ? »
Haletant et frénétique, le récit convainc les éditeurs qui le publient Depuis que tu n’as pas tiré, le premier ouvrage de Marie Darah. Pour iel, le choc est de taille. « Je ne savais même pas que je pouvais écrire, un monde s’est ouvert sous mes pieds. Ce n’est que par la suite que j’ai appris qu’une Jacqueline Harpman avait pris la plume à 17 ans. » Propulsée dans le réel, la prose de Marie Darah appelle les commentaires. Quelqu’un lui dit « C’est un long slam que tu as écrit là… tu devrais t’y mettre ».
D’où tu sors ?
Ni une, ni deux, iel rédige Les Fleurs du Mal et le performe en public. Marie est aussitôt noyé.e sous les claquements de doigts, iel se retrouve au cœur de cette polyphonie de voix salutaire que favorise la parole slamée. Interpellée Lisette Lombé lui demande : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? ». Séduite, l’artiste pluridisciplinaire belgo-congolaise prend Marie sous son aile et l’emmène avec iel à Bozar le temps d’un festival sur l’afrodescendance.
De fil en aiguille, iel fait son chemin, que ce soit en remportant le titre de champion.ne d’Europe de slam, en rencontrant la musicienne Cloé Du Trèfle, en étant retenu.e par Lezarts Urbains, ou en intégrant une compagnie théâtrale, Les Voyageurs Sans Bagage, qui adapte les classiques à la sauce contemporaine – comprendre en redonnant la parole aux minorités invisibilisées. « J’ai beaucoup de casquettes aujourd’hui », confie cet astre qui se prépare à participer au World Poetry Slam Championship. Iel déclamera le magnifique ‘Bravo’, un texte qu’iel avait déjà interprété lors des championnats d’Europe. « Je n’ai pas de message plus fort, plus personnel et plus intersectionnel à adresser au monde. »