"Avec le confinement, les seniors n'ont vraiment plus rien à dire", déplore Jeanne Boute. Afin de briser le silence imposé "depuis toujours" aux personnes âgées, la coordinatrice du Service Seniors de Forest s'est entourée d'artistes bruxellois pour lancer un magazine conçu par et pour nos aînés, avec amour et sagesse.
Sur le seuil de son appartement situé dans un immeuble des hauteurs de la ville, Charlotte nous attend dans un chic ensemble à carreaux noirs et blancs. Ses larges paupières sont fardées d'un bleu lumineux assorti à son masque chirurgical. "Tu as vu le look !", lance-t-elle. La Forestoise de 86 ans sait qu'elle attend "des journalistes" mais elle ne sait plus très bien lesquels. Jeanne Boute, la trentaine énergique, silhouette élancée et cheveux en bataille, se charge des présentations. La coordinatrice du Service Seniors de Forest, que nous accompagnons, est venue apporter à Charlotte des graines pour son oiseau.
C'est en réponse à un courrier que Charlotte est entrée en contact avec le service d'aide aux personnes âgées de sa commune. "Quand le confinement a commencé, on a demandé à avoir la base de données de tous les aînés", explique Jeanne Boute. "On a écrit à tous les seniors. Normalement c'est interdit sauf en cas de circonstances exceptionnelles". Depuis, Charlotte est inscrite dans la tournée de Jeanne Boute et de bénévoles qui se relayent pour apporter la soupe, faire des courses et acheter des médicaments. L'occasion aussi de taper la causette – distance et masques requis – et de s'enquérir du moral des seniors, plus que jamais isolés.
Livré avec la soupe
Pour Jeanne Boute, qui milite pour l'expression artistique des personnes âgées via son ASBL À Travers les Arts!, il est hors de question de sacrifier l'aspect psychosocial de son métier au nom de la pandémie : "Il faut que nos aînés continuent à se sentir aimés et qu'ils continuent d'être stimulés." Publié pour la première fois à la veille des mesures de confinement, le magazine Amour & Sagesse ne pouvait pas mieux servir sa cause. Tiré à 5000 exemplaires, distribué à Forest dans les maisons de repos, pharmacies, maisons médicales et offert avec la soupe, le magazine soutenu par la Fondation Roi Baudouin fut imaginé pour "donner la parole aux aînés" en les encourageant à livrer le récit de leur vie, à tenir une chronique ou une correspondance, partager une peinture ou un dessin, livrer une recette de cuisine ou des conseils, dévoiler leurs albums de famille voire pousser un bon coup de gueule.
Les revues, c'est toujours pour les jeunes. Alors place aux personnes âgées !
"Ce sont les seniors les maîtres du jeu. Nous intervenons comme des outils s'ils ne sont plus capables de rédiger, mais c'est leur parole qui est exprimée", explique Jeanne Boute. Afin de ne pas noyer la publication dans le torrent des prospectus et autres bulletins toutes boîtes, Jeanne Boute s'est entourée des artistes bruxellois Vincen Beeckman, Gwenaël Breës et Lucie Caouder pour assurer à Amour & Sagesse une apparence élégante et léchée. Autre point crucial à l'agenda : séduire les non-seniors. "Le magazine s'adresse à tout le monde", insiste Jeanne Boute. "On vise la solidarité microlocale. C'est le voisin qui va pouvoir signaler en premier si un senior est en détresse."
En ces temps de confinement, la fréquence de parution du magazine a doublé (l'impression, moins luxueuse, se fait avec les moyens du bord), des renseignements indispensables aux seniors tapissent les premières pages de la revue et les candidat(e)s sont recruté(e)s lors de la tournée des quartiers. C'est sa soif de livrer son histoire et son don pour la raconter, jusque dans la moindre anecdote, qui ont valu à Charlotte et ses photos de famille de remplir deux pages du prochain numéro à paraître d'Amour & Sagesse. "Eh bien, c'est gentil tout plein", dit Charlotte après s'être encore une fois renseignée sur la nature du magazine. "Les revues, c'est toujours pour les jeunes. Alors place aux personnes âgées."
Jour et nuit
Après être allée éteindre son téléviseur, Charlotte s'installe sur une chaise posée dans l'entrebâillement de sa grande porte rouge. Jeanne Boute a pris place à deux mètres de distance sur le carrelage, les jambes croisées, en position d'écoute. L'octogénaire déroule le fil de son existence. À intervalles réguliers, le couloir est plongé dans l'obscurité avant de retrouver la lumière lorsque Charlotte appuie énergiquement sur l'interrupteur. Ce va-et-vient entre le jour et la nuit fait écho au récit qui nous est conté. Lorsque cette ancienne standardiste à la BBL (Banque Bruxelles Lambert avant de devenir ING) ne jure pas qu'elle n'a eu "que des belles choses, que de la joie !", son regard s'assombrit et l'angoisse s'installe : "J'ai peur. J'ai peur de tout."
"Quand j'entends une ambulance, je tremble. Ça (attraper le Covid-19, NDLR) peut m'arriver à moi. Ça peut arriver à mes enfants. Alors je prie contre, de peur. J'ai tellement peur", dit Charlotte. "Je ne crains pas la mort. J'ai peur de la façon dont je vais mourir. J'ai une frousse bleue des hôpitaux." Jeanne Boute s'empresse de s'assurer que l'octogénaire a fait connaître son refus d'un acharnement thérapeutique. La réponse est positive. La jeune femme est soulagée.
La discussion, qui se prolonge, permet d'entrevoir l'origine des bouffées d'angoisse de Charlotte qui n'ont pas attendu la pandémie pour se déclarer. Un épisode d'enfance traumatique dans un home pendant la Seconde Guerre mondiale – "Depuis, je n'ai jamais cessé d'avoir peur." Aujourd'hui encore, Charlotte ne dort pas sans sa lampe de chevet et laisse son téléviseur allumé la nuit durant pour briser la solitude.
Afin de congédier les démons de l'octogénaire, Jeanne Boute convoque les bons souvenirs : le café tenu par les parents de Charlotte où elle était "la chouchoute", un concert inoubliable de Demis Roussos dans les Marolles – "C'était merveilleux !", les joies et les déconvenues de l'amour – "Il ne faut jamais divorcer, on se fâche et puis, on regrette", ...
Ainsi se racontent les montagnes russes de la vie de Charlotte. Jusqu'à ce qu'il soit temps de se dire au revoir. "Allez-y maintenant parce que je pourrais encore parler pendant des jours."
Le spectre du glissement
"Tout ce travail de tournée prend énormément de temps", dit Jeanne Boute à qui nous passons un coup de téléphone dans les jours qui suivent notre visite chez Charlotte. Après une première tentative de conversation depuis la camionnette de la commune dans laquelle elle est occupée à livrer la soupe du jour, on décide de se rappeler plus tard. Peu après 20 heures, on retrouve la jeune femme à l'autre bout du fil. Des bruits d'enfants ont remplacé ceux des klaxons. "Aujourd'hui, j'ai terminé super tard, parce que tu ne peux pas te contenter de déposer à manger. Les gens qui se mettent à pleurer en ce moment, c'est dingue. Je n'ai jamais vu ça".
"Ça n'est pas nouveau que les seniors soient abandonnés et mis à l'écart", poursuit Jeanne Boute. "Mais avec le confinement, ils n'ont vraiment plus rien à dire." C'est pour les seniors confinés en maison de repos que la jeune femme se fait le plus de souci. "Pour la question de savoir si les enfants peuvent rendre visite à leurs parents, on consulte tout le monde sauf les personnes concernées. Les seniors en maison de retraite ne peuvent pas sortir de leur chambre. Ils meurent soit du Covid-19 soit du syndrome du glissement parce qu'ils se laissent complètement aller et n'ont plus aucun attachement à la vie. Ici à Forest, nos aînés meurent en masse."
En parallèle de la distribution dans les maisons de repos du magazine Amour & Sagesse, Jeanne Boute et son ASBL À Travers les Arts! prévoient prochainement un petit concert dans le jardin de la maison de vie Le Val des Roses. "En général on essaie de faire des dédicaces aux résidents", dit la jeune femme dont le ton, d'abord enthousiaste, se fait de plus en plus fragile. "Mais voilà, une aide-soignante de la maison de repos est morte récemment du virus et une autre est aux soins intensifs. Je ne sais pas si ça va donner quelque chose ce concert parce que le personnel n'a pas vraiment le cœur à jouer."
Moins d'hypocrisie
"On prend un petit anxiolytique et puis ça va mieux", dit Jeanne Boute lorsque nous nous risquons à lui demander comment elle tient le coup. La coordinatrice du Service Seniors de Forest ne s'est pas toujours consacrée aux personnes âgées. En début de carrière, elle assurait la production au centre de danse contemporaine bruxellois Les Brigittines. "Tu t'occupes de A à Z d'artistes qui se comportent comme des petits bébés. Je préférais faire ça avec des gens qui en ont réellement besoin."
Mais c'est son amitié avec l'artiste outsider Jean-Pierre Rostenne qui fut véritablement à l'origine du déclic. Lorsque le vieil homme atteint du syndrome de Diogène (se manifestant, entre autres, par une accumulation compulsive) se fait jeter à la porte de sa maison de repos dans les Marolles, Jeanne Boute et sa bande de copains égrainent les résidences spécialisées du quartier pour tenter de le reloger. Le constat est accablant : "C'était le désert social et culturel. Il n'y avait rien dans ces centres pour les seniors pour continuer à s'élever au niveau de l'esprit. On trouvait toujours les mêmes livres, la même musique et les mêmes films à la con."
Diplômée depuis en gestion de maison de repos, Jeanne Boute se bat pour entretenir la flamme artistique des personnes âgées et pour retarder le plus longtemps possible leur entrée en institution. Une chose est certaine, la jeune femme n'est pas près de lâcher les seniors : "J'ai l'impression qu'il y a beaucoup moins d'hypocrisie chez les personnes âgées que dans les autres tranches d'âge. Je pense qu'on se comporte mal avec nos aînés, on leur doit le respect et non pas cette négligence et cette ghettoïsation."
Ils faut que nos aînés continuent à se sentir aimés et continuent d'être stimulés
Même son de cloche de la part du photographe Vincen Beeckman avec qui Jeanne Boute a longtemps animé les nostalgiques Thés Dansants pour seniors dans les Marolles : "Quand ils sont tristes, ils sont tristes à fond. Quand ils sont heureux, ils sont heureux à fond." Grand habitué de la maison de repos des Ursulines, cela fait près de quinze ans que l'artiste photographie ses occupants dans leur dernière résidence. Lorsque Jeanne Boute propose au photographe exposé internationalement d'illustrer de ses images singulières la revue Amour & Sagesse, Vincen Beeckman se lance dans l'aventure sans l'ombre d'une hésitation.
Malgré le confinement, l'artiste bruxellois continue de fournir des photographies au magazine (il s'est également mis aux interviews, à la gymnastique au balcon et à la distribution de la soupe), n'hésitant pas à opter pour des images extraites d'albums de famille lorsque la prise de vue est rendue impossible.
En résultent des portraits lumineux et intensément expressifs de seniors se baignant tout sourire dans la Méditerranée tunisienne, d'amoureux du troisième âge regardant dans la même direction, d'une petite dame serrant contre son cœur un tigre en peluche presque aussi grand que son corps recroquevillé, sans oublier Chantal, senior en colère, présentant son majeur au monde entier accompagné d'un message : "Merde, arrêtez de nous appeler les petits vieux !" La sagesse a parlé. L'amour aussi.
Se procurer 'Amour & Sagesse'
Lancé deux semaines avant la crise du Covid-19, 'Amour & Sagesse' se révèle être la revue indispensable aux seniors pour traverser les turbulences du confinement. Entre informations de première nécessité, récits de vie, partage de photos de famille, essais artistiques, recettes de cuisine et conseils santé, chroniques et coups de gueule, ce petit bijou de papier illustré par les photographies de Vincen Beeckman est conçu par les seniors à destination de leurs pairs, mais pas seulement.
Distribution sur Forest et lieux clés de Bruxelles.
Pour se procurer le magazine: boutejeanne@gmail.com ou en version PDF sur le site d'A Travers Les Arts : www.atraverslesarts.com.
Le PDF du premier numéro est visible ici: http://www.atraverslesarts.com/wp-content/uploads/2020/01/WEB-AmouretSagesse-N1.pdf
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