Pendant trois semaines, un.e créatif.ve partage sa vision du monde. USCHI COP est docteure en psycholinguistique, fondatrice du collectif de créatrices féministes Hyster-x et auteure de nouvelles, de poésie, de chroniques et bientôt d’un premier roman.
www. uschicop.com, hyster-x.com

Quand je me promène, je le sens. Le point de basculement. Une sensation de brûlure juste sous l’aisselle gauche quand je passe le coin, quand un avion arrive à basse altitude sur la ville, les moteurs à plein régime. Je le vois quand je fixe l’obscurité de mon café : le gobelet en plastique telle une bouche diabolique, anneau après anneau, imperméable à l’eau, isolant et dénaturé. Je le goûte dans le haché cru gigotant que le passant mange d’un air affamé. Je le sens dans les bouffées de gaz étouffantes et obèses : le point de non-retour.

Parfois, c’est comme s’il se déplaçait, invisible, telle une plante grimpante, trop subtil pour notre cerveau programmé pour des pixels, des kilooctets et la 5G, et qui ne supporte plus la lenteur. Les racines dévorent tout sur leur passage, en toute tendresse, et personne ne réagit quand ses lianes remplissent nos moindres recoins et caressent doucement nos organes jusqu’à la rupture, jusqu’à ce qu’ils perdent leur fonction. Et que nous devenions des reliques : un souvenir de ce qui jadis était humain.

« Comme un virus, nous sommes tous atteints d’une passivité maladive. Mais sommes-nous aussi sans défense qu’on le pense ? »

Uschi Cop

Mais le point de basculement, naturellement, n’a pas bougé d’un poil. Depuis des siècles. Et nous le connaissons depuis des décennies. C’est tout le reste qui bouge, les océans, les pôles, le permafrost, toutes les espèces animales non éteintes. En tête ? L’humain. Et il bouge à une vitesse sidérale, vers le point de non-retour, comme si c’était un objectif en soi – la tête dans le sable, de l’eau jusqu’au cou – comme si nous devions tous disparaître.

L’eau du canal est noire et recouverte de taches de pollution d’un blanc laiteux. Deux canards, mâle/ femelle, fouillent dans une île de déchets flottants, prennent une gorgée d’eau et la laissent s’écouler de leur bec. Idyllique. Quasiment. Deux pattes jaunes dépassent des déchets. Ils boivent un thé aux canards morts, une infusion qui fait office de signal. C’est fini de flâner. Cette époque est révolue. Je me dis : on ne peut rien y faire. Et ce qui est ennuyeux avec cette pensée, c’est qu’elle se propage. Comme un virus, nous sommes tous atteints d’une passivité maladive. Mais sommes-nous aussi sans défense qu’on le pense ? Et si on demandait conseil aux fossiles, aux dodos et aux dinosaures – à tout ce qui nous a précédés vers une fin inéluctable ? Et si nous disions tous : stop, ça suffit.

Mais je le sais : pas moyen de l’enrayer, nous sommes le point de non-retour. Il est inscrit en nous. Est-ce vraiment la solution de s’avouer vaincu ? La température moyenne augmente juste de quelques degrés, et l’eau de fonte d’un glacier condamné à mort inverse finalement le cours du temps, et l’eau avec tout ce qui s’y trouve retourne à la source originelle d’où elle est venue sans ménagement. Comme des plantes aquatiques fragiles, nous serions suspendus dans l’eau boueuse. Les cotons-tiges, les bouteilles en plastique, les filets de pêche en nylon passent devant nous. Sereins. Nos têtes comme des nénuphars sur l’eau. Comme au début, avant que nous ne bétonnions la terre, avant que nous ne devenions aveugles, avant que notre empreinte écrase notre âme.

Je ne peux pas attendre, me dis-je, quand la porte se referme derrière moi et que je décolle le goudron de mes chaussures.

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