Deux personnalités en vue de l'Horeca bruxellois livrent leurs appréhensions et leurs espoirs quant à la réouverture des bars et restaurants de la capitale. D'un côté, Frédéric Nicolay, champion en titre toutes catégories confondues. De l'autre, Mallory Saussus, challenger inspiré.
Qui est Frédéric Nicolay?
• 1969, naissance à Ottignies.
• Formation à l’École hôtelière de Namur entre 1983 et 1989.
• Passe un an à New York où il rencontre Alain Coumont, le fondateur du Pain Quotidien.
• Début des années nonante lance Chez Marie.
• Première enseigne dans le downtown : Gala Cantina en 1994.
• La liste des lieux sur lesquels il est intervenu est interminable : Bonsoir Clara, Café Belga, Bar du Matin, Humphrey…
• Désormais, il préfère concevoir des lieux plutôt que les gérer, même s’il est encore actif dans Robinet, Kumiko, Flamingo, ... Sans oublier Fernand Cocq dont l’ouverture est prévue pour bientôt.
Qui est Mallory Saussus?
• 1979, naissance à Uccle.
• Étudie les sciences politiques à l’ULB, entre 2000 et 2005.
• Exerce plusieurs jobs étudiants dans la restauration. Se passionne pour les lieux de type bistro.
• 2011, reprend l’ancien Mont-Chauve et le transforme en Chez Franz avec deux associés. Gros succès.
• Redonne vie à Chez Richard en 2016. Une quatrième associée rejoint le trio sur cet établissement.
• Ouvre Tortue en 2019. Adresse uccloise dans laquelle opère l’excellent Yann Grappe.
L’un a posé sa patte sur un nombre impressionnant de lieux de divertissement bruxellois (Café Belga, Walvis, Flamingo,...). L’autre a ouvert successivement Chez Franz, la nouvelle version de Chez Richard, ainsi que Tortue à Uccle. Ils s’apprécient, ce qui n’est pas forcément évident dans un contexte aussi étroit et concurrentiel que le secteur Horeca de la capitale. Il n’était pas forcément logique de faire jouer l’un des deux protagonistes à domicile.
Pourtant, il était difficile de passer à côté de l’opportunité : Mallory Saussus (40 ans) a rencontré Frédéric Nicolay (50 ans) dans le nouvel établissement de ce dernier: le Fernand Cocq. Le décor pas encore achevé, les travaux ont été stoppés en raison du confinement, de ce qui était autrefois La Régence, témoigne d’un projet inédit qui rassemblera tout à la fois un bar, une friterie et une wasserette. Du jamais vu. Bref, un endroit parfait, plein de promesses, pour évoquer le visage d’un secteur, tout juste sorti du coma artificiel,
à qui l’on ne peut que souhaiter de beaux lendemains.
Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous après trois mois de fermeture forcée ?
MALLORY SAUSSUS : C’est un peu l’angoisse. Dès le 14 mars, j’ai craint le moment de la réouverture. Rouvrir trois adresses en même temps, c’est comme inaugurer un nouvel établissement, ça nécessite une énergie dingue. Mais plus inquiétant encore est le fait que les règles ont changé. Pour moi, elles ne sont pas très claires et surtout inapplicables. Dans nos endroits, tout est basé sur la convivialité. Les gens viennent chez nous pour être libre, pour se balader. S’il faut les visser sur une chaise, on renie tout notre projet. Ce qu’il faut bien comprendre aussi, c’est que le facteur alcool va tout compliquer. Tout le monde n’a pas la même vision de ce virus. Certaines personnes s’en foutent et donnent dans la provocation, on s’embrasse ou on se tape dans la main, alors que d’autres ont vraiment peur. La boisson va exacerber tout cela. Va-t-on devoir gérer des conflits entre les clients ? L’angoisse est là : devoir gérer du social en plus du reste.
FREDERIC NICOLAY : Ce qui m’a fait assez peur, c’est le fait que le pays n’était pas du tout préparé et qu’il a fallu prendre une mesure extrême pour se protéger. Sinon, je partage le constat que dresse Mallory. Autant les gens se tiennent facilement dans un restaurant, autant ils viennent dans des cafés comme les nôtres pour décompresser. Sommes-nous responsables de leur attitude ? Non. Heureusement, je pense que tout cela va très vite s’atténuer. On nous donne des règles mais quand on voit comment cela se passe dans la rue ou dans les parcs, on constate que les gens savourent une liberté retrouvée. Pourquoi faudrait-il ennuyer l’Horeca alors que plus personne ne se charge de faire respecter les règles sur la voie publique ?
Si la police vient dresser des amendes pour quiconque est surpris dans un établissement debout avec un verre à la main… alors ce sera l’hécatombe
Interdiction de fumer, caisse noire, piétonnier, attentats et aujourd’hui Covid-19… nombreux sont les patrons d’établissement Horeca à Bruxelles qui considèrent que leur métier s’apparente à une lente descente aux enfers. Est-ce votre cas ?
NICOLAY : Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Ce qui se passe, ce sont les choses de la vie. C’est un secteur compliqué parce qu’il y a eu beaucoup de tricheries. Du coup, il a fallu rétablir l’équilibre. Dans beaucoup d’établissements, c’est une machine à sous qui occupe le centre du business. Quand tout repose là-dessus, il n’y a aucun soin apporté aux bières que l’on sert, ni à quoi que ce soit d’autre. Ce modèle répandu très lucratif est fondamentalement préjudiciable au secteur. Le café « normal », avec un Bingo en son centre, est la pire des choses mais personne n’en parle. Il y a un fondamental à ne pas oublier : un endroit doit être beau et bon. Si l’on ne sert que du café, c’est OK à condition qu’il soit excellent. Beaucoup d’enseignes du centre-ville se plaignent du piétonnier, qui est la meilleure chose qui soit arrivée à la ville, mais la vraie raison de leurs soucis financiers c’est que ce qu’elles proposent est médiocre. Je vois des cafés place Saint-Géry qui servent la même caïpirinha depuis la fin des années nonante. Il y a toujours les mêmes cacahuètes au wasabi…
SAUSSUS : Ce que je constate, c’est que le secteur est en mutation totale. Il y a une concurrence énorme, l’offre est trop importante. Désormais, on trouve des jeunes issus d’écoles de commerce derrière beaucoup de nouveaux lieux. Ils pensent en fichiers Excell, en applications pour smartphone, en réseaux sociaux, en franchises à revendre, en business plan… cela laisse les autres sur le carreau. La vraie difficulté pour moi, c’est de continuer à exister dans ce contexte. Pour cela, il faut se réinventer. Même pour nous, je constate que nos trois établissements sont toujours pleins mais que les chiffres sont dans le rouge. Il est nécessaire de réviser ses marges en permanence. Ce métier est devenu hyper complexe, il faut un expert derrière soi qui maîtrise l’aspect financier.
NICOLAY : L’image d’Épinal du bistrotier tout seul pour gérer son affaire est révolue. À la place, on trouve de plus en plus d’entrepreneurs avec des investisseurs derrière eux.
Où en êtes-vous financièrement ?
SAUSSUS : Nous avons creusé un sérieux trou financier. Il va falloir travailler beaucoup et longtemps pour que la société redevienne saine. La difficulté de cette réouverture encadrée est de savoir si elle va générer du bénéfice, couvrir les frais ou agrandir le trou. J’espère une réouverture progressive et, à terme, la levée des mesures. En revanche, le scénario catastrophe consisterait à être pris d’assaut et puis fermé pour non-respect des règles de sécurité.
NICOLAY : Je suis dans le même cas. Je me mets des œillères et j’avance comme un cheval de trait pour tracer mon sillon. J’aurais espéré un soutien plus adapté, au cas par cas. Tout a été gelé, c’est déjà ça, mais les problèmes restent là. Face à cette situation, il vaut mieux être salarié qu’indépendant.
Pensez-vous que l’on va assister à de nombreuses faillites dans la capitale ?
SAUSSUS : Je pense que cela va se jouer maintenant à la reprise. Si la police vient dresser des amendes pour quiconque est surpris dans un établissement debout avec un verre à la main… alors ce sera l’hécatombe. J’espère aussi qu’il y aura un soutien du public. Notamment pour comprendre que dans un premier temps, on devra œuvrer en équipe réduite et que donc le service ne sera pas le même qu’avant.
NICOLAY : La question des contrôles va être cruciale. J’espère que l’on ne sera pas obligé de dire au policier « s’il te plaît, laisse-moi respirer ». Tout est là, qu’il s’agisse des clients ou du pouvoir politique qui prend des décisions drastiques pour éviter d’avoir à porter une quelconque faute, on attend de la compréhension. Il va falloir laisser l’Horeca reprendre son souffle.
Craignez-vous qu’une telle situation se reproduise l’hiver prochain et mette le secteur définitivement à genoux ?
NICOLAY : Non, beaucoup d’erreurs ont été commises mais je suppose que des leçons ont été tirées. Je n’imagine pas que l’on remette l’économie à l’arrêt. Il y a un nombre incroyable de morts sur la route, je n’ai jamais vu que l’on gèle la circulation pour autant. Je pense qu’il faut arrêter de faire peur aux gens. Je vois des personnes qui mettent un masque dans leur voiture. C’est ridicule. Il faut arrêter d’avoir peur de tout. « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant », disait Montaigne.
SAUSSUS : Je table également sur l’expérience capitalisée lors de la période qui vient de s’écouler. J’imagine que plutôt que de tout arrêter, on protégera les populations à risque et on prendra les mesures qui s’imposent.
L’autre jour, mon fils de 11 ans, qui me voyait dépité, m’a dit ‘change de carrière’. Il a raison, on a tort de s’accrocher au passé
Un nouvel épisode de ce type ne ruinera-t-il pas la dimension de convivialité propre aux lieux de divertissement ? Est-ce que cela a encore un sens d’aller dans un café si l’on doit rester en permanence à 1,50 m les uns des autres ?
MALLORY SAUSSUS : C’est une possibilité. Alors, on se réinventera. On fera autre chose.
NICOLAY : On ouvrira une charcuterie. Je me suis demandé si je n’allais pas faire de la saucisse sèche.
Bruxelles ne perdra-t-il pas un peu de son âme dans cette affaire ?
NICOLAY : J’entends des parents qui se lamentent parce que leurs enfants s’amusent avec des tablettes plutôt qu’avec des jouets en bois. Personnellement, je trouve que l’on apprend plein de choses avec une tablette. Faut-il vraiment être nostalgique d’un passé révolu ? À la place des cafés et des restaurants, on mettra des serres et des jardins. L’autre jour, mon fils de 11 ans, qui me voyait dépité, m’a dit « change de carrière ». J’ai fait ma carrière en imaginant des établissements mais il a raison, on a tort de s’accrocher au passé. Le problème de ce secteur, c’est que beaucoup de monde vient y échouer, tant le personnel que les clients. Trop de gens arrivent là parce qu’ils ne savent pas quoi faire de leur vie.
SAUSSUS : Pendant deux mois, j’ai été épicier, livreur de vin et caviste, j’ai trouvé ça super. J’étais chez moi à 20 heures, le téléphone coupé, un vrai luxe. C’est mieux que de courir en tous sens et se ruiner la santé. C’est très tentant de faire autre chose. Cela dit, cela me déchirerait le cœur de mettre en faillite nos établissements.
Les trois mois qui viennent de s’écouler vous ont-ils tout de même apporté quelque chose de positif, de nouvelles perspectives ?
SAUSSUS : Quand on a des endroits qui tournent 7 jours sur 7 et de 8 heures à minuit et que tout s’arrête du jour au lendemain, on sent un poids qui disparaît des épaules. Cela était positif. Il y a aussi eu les marques de sympathie des clients. Je sais que pendant toute cette période, pas mal de personnes sont venues boire des boissons achetées au night-shop sur la terrasse de Chez Richard, je trouve que c’est un bel hommage. On sent l’impatience à revenir. Certains m’ont dit : « On t’enlève ton business mais moi on m’enlève ma passion ». Je comprends très bien. Depuis le déconfinement, je ne sais pas où aller quand je sors. J’ai besoin de me poser à une terrasse pour regarder la vie.
NICOLAY : Cela a été une belle opportunité pour se repenser. Nous avons fait pas mal de travaux, notamment au Robinet, où on a dessiné une cour intérieure. Pareil au Kumiko.
Qu’est-ce qui a été le pire de cette expérience ?
NICOLAY : Sans hésiter, la délation, ça m’a rendu très triste. Il n’est pas impossible qu’elle complique la réouverture. Appliquer les mesures à la lettre sera impossible, il y aura toujours quelqu’un pour se lever, pour embrasser une connaissance, nous sommes des animaux sociaux et grégaires. C’est du pain bénit pour tous ceux qui se sentent une âme de corbeau.
SAUSSUS : Cela me fait également très peur. Nous en avons souffert parce que Chez Franz, nous préparions à manger sur place pour ensuite livrer à notre personnel. Quelqu’un du voisinage a pris des photos et appelé la police parce qu’il y avait quatre personnes dans le restaurant.
Quel sera le premier restaurant où vous irez vous attabler ?
SAUSSUS : Je rêve de manger une pâte chez Certo, cette minuscule adresse italienne me fait voyager comme aucune autre.
NICOLAY : Certo, c’est une bonne idée.
SAUSSUS : On y va ensemble ?
NICOLAY : Pourquoi pas… mais si je dois être honnête, ce qui me manque le plus, ce sont les sushis, les vrais, ceux qui sont réalisés minute et qui mêlent le croquant de l’algue, la fraîcheur du poisson et le riz chaud. Pour moi, ce sera donc chez Kamo, à Ixelles.
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