Révélé avec son splendide documentaire La Maison Bleue, le Bruxello-Sénégalais Hamedine Kane compte parmi les têtes d’affiche de Moussem Cities, qui consacre son édition 2022 à Dakar. Alors que la bouillonnante scène artistique locale de la capitale sénégalaise est privée de festival pour raisons sanitaires, BRUZZ revient sur l’itinéraire hors du commun d’un artiste qui n’a de cesse de questionner la notion de frontières.
Hamedine Kane en quelques dates
Naît en 1983 à Ksar (Mauritanie). Grandit entre la Mauritanie et le Sénégal
2010, arrive au centre pour demandeurs d’asile d’Yvoir en Belgique. Se passionne pour la réalisation de films
2012, s’installe à Bruxelles.
2016, réalise son premier film Habiter le Monde, enchaîne avec d’autres formats courts
Depuis 2019, travaille entre Bruxelles et Dakar
2020, son premier long-métrage documentaire La Maison Bleue est salué par la critique
L’ancien bibliothécaire lance avec Stéphane Verlet-Bottéro L’École des Mutants
Habitué à enflammer Bruxelles un mois durant au contact des artistes contemporains les plus influents de villes phares du Moyen-Orient, du Maghreb et au-delà, le festival Moussem Cities se voit cette année privé d’une grande partie de ses invités pour cause de pandémie.
Ne s’avouant pas vaincu, le festival prévoit un volet online déclinant vidéos et podcasts émanant de la scène intellectuelle et artistique de Dakar, et conserve sa programmation réservée aux artistes sénégalais évoluant à l’international, comme Germaine Acogny, « mère de la danse africaine contemporaine », Soly Cissé, dont les peintures aux couleurs intenses sont exposées dans les plus grandes capitales du globe, ou encore les musiciens virtuoses Wasis Diop et Malick Pathé Sow. Sans oublier, l’incontournable artiste sénégalais-mauritanien basé à Bruxelles: Hamedine Kane.
Si son nom est souvent associé à son long-métrage documentaire La Maison Bleue (mention spéciale du Jury à l’IFDA 2020), l’œuvre visuelle d’Hamedine Kane se déploie aussi sous la forme de courts-métrages, vidéos et œuvres plastiques présentés dans les plus grands événements internationaux, de Dakar à Paris, en passant par Londres et Taïpei.
Ayant lui-même transité par un centre pour demandeurs d’asile, les créations d’Hamedine Kane ont en commun de repenser les frontières au-delà des habituels discours politiques et migratoires pour déplacer le curseur sur les récits humains et leur singularité. Qu’il s’agisse d’évoquer la Jungle de Calais, le Petit Château à Bruxelles ou un radeau de migrants perdus à jamais en mer.
Ancien bibliothécaire, sensible à la fabrication des récits et à leur transmission, Hamedine Kane s’intéresse aussi aux savoirs informels comme en atteste L’École des Mutants, imaginée avec l’artiste, écologue et curateur Stéphane Verlet-Bottéro. Basé sur un minutieux travail de collecte et de préservation d’archives, le projet multidisciplinaire entretient avec soin le souvenir des pédagogies alternatives voire utopistes qui ont jalonné l’histoire du Sénégal.
Outre le travail d’excavation des richesses du passé, L’École des Mutants se décline sous la forme d’une université itinérante où les savoirs se transmettent via des manifestations d’art et où les pratiques habituellement tenues à l’écart des institutions et autres validations culturelles sont célébrées pour leur valeur artistique.
Autant de merveilles à découvrir sur l’écran du cinéma Nova (à l’occasion des quatre journées dédiées au cinéma dakarois) et dans les salles d’exposition du Markten pendant tout le mois de février.
Avec L’École des Mutants, vous faites éclater les frontières entre art contemporain et pratiques artisanales. Votre propre itinéraire d’apprentissage s’est lui-même dessiné en marge des écoles et institutions d’art et de cinéma.
HAMEDINE KANE : Avec L’École des Mutants, on cherche à sortir de l’académique en considérant que ce qui se fait au quotidien est aussi une forme de transmission. Toutes les expériences que nous vivons contribuent à faire de nous des gens concernés par la société. Mon parcours est, en effet, très particulier parce que je suis autodidacte. Tout mon apprentissage s’est fait par des expériences de rencontre et de transmission qui se situent en dehors du cadre institutionnel. Je fais du cinéma tout seul. Quand un sujet m’intéresse, j’y vais seul ou je demande à un copain de prendre le son. J’essaie de sortir des sentiers battus en passant beaucoup de temps avec les gens que je filme afin de raconter une histoire intime et singulière, construite dans le respect et en interrogeant sans cesse ma distance avec le sujet.
Dans votre film La Maison Bleue, vous dressez un portrait inattendu de l’artiste sénégalais Alpha, installé dans la Jungle de Calais et qui, à l’époque, était déjà très médiatisé.
KANE : Quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet, mon point de départ était de savoir comment j’allais faire un film qui allait se démarquer du JT de 20h et de ce monde où les images foisonnent, sachant qu’à ce moment-là Alpha passait presque tous les soirs à la télé. Je cherchais à faire comprendre que chacun dans la Jungle de Calais a un parcours personnel et une intimité. Ce ne sont pas juste des migrants, des sortes d’ombres que l’on voit passer. Alpha a un parcours très particulier, il a mis dix ans pour cheminer de Dakar à Calais. Mon idée a été de prendre du temps, quitte à ce que le film ne soit pas produit, quitte à ce qu’il sorte du schéma traditionnel. Le but était de faire éclater les représentations des migrants et leurs assignations en offrant un contre-récit. Pour moi, c’est ça faire du cinéma.
Vous avez vous-même été confronté aux politiques migratoires et à ces assignations dont vous nous parliez. Vos films se nourrissent de votre propre expérience de demandeur d’asile ?
KANE : Quand je suis arrivé en Belgique il y a dix ans, cela a été un véritable choc de me retrouver dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Yvoir (commune de la région de Namur, NDLR). Rien que le contact avec l’administration, la manière dont les informations étaient collectées, était très violent. La population est gérée comme on gère des chiffres et on fait peu de cas des parcours individuels, des aspirations, des rêves et des sentiments de chacun. Tout cela est très froid et j’ai été dépassé au point de nourrir une obsession sur le sujet et de consacrer beaucoup de mes films à la thématique.
Parlez-nous de cette obsession. Peut-on dire que cette expérience migratoire a fait de vous un cinéaste ? Ou du moins, qu’elle a été l’élément déclencheur ?
KANE : C’est vrai. On peut dire que le cinéma m’a sauvé parce que je vivais assez mal la situation. Parallèlement, cette expérience m’a permis de faire des rencontres, comme avec le réalisateur Benoît Mariage qui donnait un atelier dans le centre de réfugiés d’Yvoir. C’était la première fois que je participais au tournage d’un film. Je pense que le choc que je vivais m’a empli d’une nécessité de raconter. Car je ne me reconnaissais pas dans le traitement médiatique qui était fait de nous. Je voulais juste faire partie de la société et reprendre une vie normale et je ne pouvais pas. La seule façon d’exprimer cela, c’était de faire des images. C’est ainsi que j’ai commencé à faire des petits films et à les monter avec des copains. Petit à petit, tout cela a pris forme et j’ai pu me réconcilier avec la Belgique.
« Le choc que je vivais dans le centre pour demandeurs d’asile m’a empli d’une nécessité de raconter »
Vous consacrez également un court-métrage documentaire au Petit Château à Bruxelles.
KANE : Le Petit Château m’intéressait beaucoup. En quittant Yvoir, je me suis installé à Bruxelles et mon logement donnait sur ce centre FEDASIL au bord du canal. J’ai donc passé beaucoup de temps à filmer depuis ma fenêtre. J’étais fasciné par la manière dont la ville passait devant les résidents du Petit Château dans l’indifférence la plus totale, comme si c’était devenu quelque chose de banal. Je cherchais à documenter l’attente des demandeurs d’asile au quotidien. Lorsqu’on fait la démarche de regarder vraiment ce qui se passe, le Petit Château n’est plus simplement un décor, on observe des gens qui s’adaptent, même à des situations d’attente très difficiles.
Comme dans votre film La Maison Bleue: l’artiste Alpha trouve son équilibre dans un environnement aussi vulnérable que celui de la Jungle de Calais.
KANE : C’est ce qui est fascinant chez Alpha, c’est qu’il n’a jamais abandonné. Il veut être artiste et il veut créer. Il va jusqu’à construire sur le sol de la Jungle la maison qu’on lui refuse. Il y accueille le public, organise des expos et a même participé à la construction d’une école. C’est pour moi la chose la plus intéressante à mettre en valeur chez ces populations : leurs capacités incroyables de résistance et de résilience. Ça me révolte de constater qu’il est uniquement question de mobilité lorsque l’on parle des migrants et des exilés, mais jamais de l’aberration que sont devenues les frontières. Car les frontières tuent. Et il existe une injustice fondamentale entre les pays du Nord et les pays du Sud. Un Français ou un Belge qui se réveille un beau matin et qui veut aller à Dakar n’a qu’à réserver son billet d’avion. Le contraire n’est pas possible. La responsabilité de l’artiste est de poser cette injustice fondamentale.
Une grande partie de vos travaux sont à voir dans le cadre du festival annuel Moussem Cities dont l’édition 2022 est consacrée à la ville de Dakar. Une édition assez particulière puisque les artistes de la scène locale dakaroise sont interdits de visite à Bruxelles pour raisons sanitaires. La pandémie agit comme un miroir de cette injustice fondamentale dont vous nous faisiez part ?
KANE : Cela a toujours été compliqué pour les artistes du Sud de voyager et d’avoir accès à une mobilité fondamentale mais avec la pandémie, la situation s’est fortement dégradée. Pour pouvoir voyager de Dakar à Bruxelles, il faut être vacciné or en Afrique, seule 3 % de la population est vaccinée. Sachant que l’Occident a gardé pour elle 90 % de la capacité vaccinale. L’aberration, c’est que faute de vaccination suffisante, des variants apparaissent en Afrique et s’exportent en Occident. La pandémie est vraiment révélatrice des relations Nord-Sud.
L’impossible mobilité depuis deux ans de beaucoup d’artistes du Sud a également pour conséquence d’appauvrir la diversité de l’offre culturelle dans une grande capitale européenne comme Bruxelles.
KANE : C’est quelque chose d’assez terrible et de triste de ne pas pouvoir avoir accès à la scène internationale, d’être privés de regards différents sur le monde et d’autres récits. Si on ne prête pas attention, cet enrichissement venu du Sud ne manquera plus à personne, parce que les gens ne l’auront pas connu et ne sauront donc pas ce qu’ils ratent. C’est très dangereux. Aujourd’hui, on nous propose d’intervenir sur Zoom comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Plus besoin de faire venir les artistes puisqu’il y a Zoom. Parfois, on se contente juste de faire déplacer leurs œuvres. Or quand un artiste se déplace, il vient avec tout un bagage et tout un regard. De la même manière que sa visite va influencer son propre travail. Aujourd’hui, on est passé à un traitement très froid des artistes, il n’y a plus le besoin de se mélanger et de partager. Chacun est encouragé à faire son truc dans son coin.
Il arrive aussi que l’argument écologique soit brandi pour reconsidérer la mobilité des artistes.
KANE : C’est sûr qu’il faut voyager moins et différemment. Mais les gens qui voyagent à outrance ne sont pas les gens du Sud. Ça n’est pas eux qui sont en train de polluer. On ne peut utiliser cet argument pour empêcher les rencontres. Nous avons besoin de nous rencontrer et de voir ce qui se passe ailleurs. Il y va de la survie de l’humanité.
FESTIVAL MOUSSEM CITIES
1 > 28/2, divers lieux, www.moussem.be
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