1519 Eve calingaert

Wunderkammer: Eve Calingaert

Michel Verlinden
© BRUZZ
19/04/2016

Chaque semaine, BRUZZ part à la recherche des sons et des images de Bruxelles. C'est au tour d'Eve Calingaert d'ouvrir les portes de son atelier d'Ixelles. Un petit coin de Japon dans la capitale où l'encre de Chine coule à flots.

Le masque noir
"Du plus loin qu'elle se souvienne, Eve Calingaert a toujours été passionnée par le Japon. C'est un ami de son père, Marcel Delorme, un antiquaire aujourd'hui disparu, qui lui en a entrouvert les portes. " Cet homme formidable m'a expliqué le rapport particulier que les peintres orientaux entretiennent avec le paysage, ils vont dans la nature, s'en imprègnent et rentrent à la maison pour coucher sur papier les impressions que celle-ci a laissées en eux. J'aime cette idée d'une trace qui s'inscrit par-delà la conscience, à mille lieues de la peinture sur le motif. " Ce même Marcel Delorme, qu'elle appelle aussi son " parrain ", lui a offert ce beau masque de théâtre Nô du 19ème siècle en bronze. Il semblerait qu'il s'agisse du masque funéraire d'un grand comédien. " C'était pourtant un objet qu'il vénérait. Il s'en est séparé sans un regret en me disant qu'il pourrait toujours venir le voir chez moi et que de toute façon… il en possédait une reproduction en photo. J'ai trouvé ce don incroyablement touchant. "

En soi, l'atelier d'Eve Calingaert n'a rien de spécial. Quand on le découvre baigné d'une délicate odeur de baies, on ne remarque pas de rupture avec le reste de son sage appartement. Une simple table fait place à un rectangle de feutre foncé, support sur lequel elle trace des idéogrammes depuis son hara, le centre duquel part toute énergie. Il y a aussi un pot de pinceaux variés, outils cruciaux qu'elle choisit chaque matin à la façon " d'un compagnon pour la journée ", et surtout, une grande bouteille d'encre de Chine, le carburant essentiel de son travail. Il faut y ajouter quelques objets précieux et une bibliothèque pleine à craquer où dialoguent " ses " grands noms de l'histoire de l'art : Morandi, Malevitch, Botticelli, Shi Bo et Mucha. Au mur, des œuvres peintes sur du papier de riz.

Silhouette de jeune fille, Eve Calingaert a le bassin qui danse. Sa souplesse et son maintien ne laissent à aucun moment deviner ses 71 ans. Bien sûr, elle pratique le qi gong, la gymnastique traditionnelle chinoise, mais cela ne suffit pas à expliquer son agilité. Elle sourit : " J'ai commencé des cours de calligraphie japonaise en 2000. J'ai eu la chance de suivre l'enseignement de Kyoko Machida. C'était un grand maître, soit c'est quelqu'un qui sait avant vous où vous voulez aller. Elle m'a incité à peindre des grands formats au sol. J'ai travaillé longtemps dans un grand atelier qui se trouvait au-dessus d'un imprimeur, j'ai noirci des tonnes de chutes de papier. J'en faisais plus d'une centaine en quelques heures. Le plus difficile, c'est d'opérer une sélection car sur cent dessins il n'y en a que 10 qui valent la peine. " Nul doute que ces heures passées courbée sur le papier, à l'image d'un Jackson Pollock, ont marqué son corps.

Il n'est pas impossible que l'énergie vitale dont elle témoigne lui vienne de plus loin. Car elle a grandi dans une famille en avance sur son temps. " Mon père était collectionneur d'art. En raison de cette passion dévorante, il est devenu restaurateur. Avec lui, on n'était pas tout-à-fait en phase avec notre époque, c'était comme si on vivait à la Renaissance. La seule fois où je l'ai vu pleurer, c'était parce qu'on démolissait l'hôtel d'Arenberg. Ma mère, quant à elle, était professeure de yoga ", confie l'intéressée.

C'est donc entre art et spiritualité qu'Eve Calingaert a grandi. Ces deux pôles ont noué quelque chose de particulier en elle. Après avoir abandonné des études à l'Académie, elle se tourne vers le journalisme qu'elle apprend sur le tas. Puis, ce sera le théâtre à la faveur de 6 pièces dont elle a signé le texte. " Après cet usage intensif des mots, il a fallu que je reprenne le pinceau ", confie-t-elle. Son goût pour le Japon la pousse vers la calligraphie. Le premier contact avec cette discipline qui passe pour être le plus sophistiqué des arts martiaux est douloureux. " Je suis une gauchère contrariée. J'ai pensé que la pratique de la calligraphie allait me réconcilier avec cette main dont je n'ai pas exprimé tout le potentiel. Hélas, on m'a vite fait comprendre que l'écriture japonaise avait été codifiée pour les droitiers. J'ai en fait mon deuil. Mais il est arrivé quelque chose d'étrange, un jour, mon bras gauche s'est réveillé, alors que je calligraphiais, j'ai empoigné un pinceau et je me suis mise à peindre de façon compulsive, je crachais véritablement l'encre. " Cette étrange révélation bouleverse l'approche artistique d'Eve Calingaert. Désormais, elle accomplit son travail de calligraphe de la main droite, tandis que de la gauche elle développe une œuvre abstraite dont le propos est de " refléter tout ce qu'elle est au moment où elle le fait, sans jamais en passer par le mental. " On peut découvrir cette " conversation entre la main gauche et la main droite " à la galerie Gaëtane Duez. En plus des idéogrammes et des abstractions directement générées par son corps, Eve Calingaert donne à voir sa propre version des 64 hexagrammes du Yi King, le fameux Livre des transformations chinois. À part le sceau rouge apposé à côté de ses œuvres, son travail est une variation sur les intensités du noir, une couleur " dont elle n'est pas encore parvenue à faire le tour. "

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