En 2018, Girl avait permis à la Croisette de faire la connaissance de Lukas Dhont. En 2022, le cinéaste flamand de 31 ans décrochait le Grand Prix ex aequo à Cannes avant de gagner son entrée aux Oscars. Impossible de ne pas ouvrir son cœur à la sensibilité de Close et de son auteur. « Longtemps, j’ai regardé ma douceur comme une faiblesse. Aujourd’hui, je la vois comme une force. »
Le regard des autres nuit gravement à la beauté d’être soi-même. Lukas Dhont l’avait déjà montré dans Girl, il continue de le montrer dans Close. Peut-être avec encore plus de chaleur, de tendresse et de couleurs. Car le second long-métrage du jeune prodige se vit avant tout comme une expérience sensorielle où les émotions sont rythmées par le changement des saisons, la variation des tonalités et l’amplitude des sons.
Leo (Eden Dambrine) et Remi (Gustav De Waele, basé à Bruxelles) ont 13 ans et sont inséparables. Pas une journée ne se passe sans qu’ils ne se donnent rendez-vous, pas une nuit ne se passe sans qu’ils ne dorment l’un chez l’autre. Lorsque les deux garçons font leur entrée à l’école secondaire, leur proximité, qui autrefois ne semblait déranger personne, se heurte au mur des normes sociales. Et le choc est violent. Lorsque Lukas Dhont pose sa caméra sur Rémi et Léo, c’est son propre passé d’adolescent qu’il revisite. En résulte un appel criant à plus de douceur masculine.
Close s’ouvre sur deux garçons courant avec une liberté folle au milieu d’un champ de fleurs. Le lieu – on croirait l’Italie – paraît tout droit sorti d’un rêve, saviez-vous dès le départ que le film allait commencer de cette manière?
Lukas Dhont: Oui, c’était la première image. Pour créer le scénario, je fonctionne avec des cartes que j’accroche au mur et la première carte était l’image de deux jeunes garçons qui courent entre les fleurs, entre les couleurs. Inconsciemment, je pense que c’est parce que j’ai grandi dans la campagne flamande et que les fleurs faisaient partie de mon décor. Mais lorsque j’ai commencé à créer une dramaturgie plus profonde, je suis retourné à cette image qui est une image iconique d’enfance, de liberté et d’innocence. Ces deux garçons pourraient être sortis d’un livre de coloriage. Les fleurs symbolisent également la fragilité. Je comprenais que je pouvais, via le décor naturel, expliquer ce passage de l’enfance à l’adolescence mais aussi de la fragilité à la brutalité, quand les fleurs sont coupées des champs. Cette machine bruyante arrive et décapite les fleurs, transformant le champ en tonalités de brun, en terre. Je ne voulais pas éviter le thème de la violence, mais le traiter de manière abstraite.
« À 13 ans, j’ai arrêté la danse parce que j’ai senti que ça gênait les gens autour de moi »
C’est aussi une image onirique qui ne laisse pas du tout présager ce qu’il va se passer. Le film s’ouvre en été, une saison de liberté, propice aux amours naissants et aux expérimentations. Mais Close n’est pas un Call Me by Your Name.
Dhont: On est nécessairement en relation avec ce cinéma et on joue avec ses codes. Call Me by Your Name est lui aussi un film sur la naissance du désir mais dans Close, je me suis intéressé à la manière dont le monde est conditionné à regarder deux jeunes garçons qui grandissent. La scène d’ouverture de Close évoque un jardin d’Eden, un moment de connexion, de douceur, de beauté, de lumière et de couleur. Close est un film sur un été, le dernier été en cet état, de deux enfants évoluant ensemble en toute innocence. Et puis le passage à l’adolescence et la confrontation avec une société qui est verticale, où certains sont plus populaires que d’autres, d’autres plus faibles, d’autres vus comme plus désirables. Et je pense que finalement, c’est un film sur la force du groupe et la volonté d’appartenir à un groupe quitte à se trahir. Trahir quelqu’un qu’on aime parce qu’on a envie de faire partie du groupe, je pense que c’est assez universel. On l’a tous vécu en tant qu’enfant et même en tant qu’adulte. Et les dégâts que cela peut occasionner dans une amitié peuvent être tragiques.
« On l’a tous vécu », dites-vous. Où est-ce que Close rejoint l’histoire intime de Lukas Dhont ?
Dhont: À un jeune âge, j’ai réalisé que la sensualité était très vite regardée comme un indicateur de notre sexualité, de notre masculinité. À cause de ça, j’ai commencé à garder certains garçons à distance. Et ça a créé des ruptures dans des amitiés qui étaient pour moi très importantes. Donc c’est vraiment des blessures. La lecture de Deep Secrets, de la psychologue américaine Niobe Way, a servi de déclic. Le livre suit 150 garçons entre l’âge de 13 et 18 ans. On y voit comment ces garçons en grandissant n’osent plus exprimer de tendresse les uns envers les autres. Ça m’a fait comprendre ce que j’ai vécu comme enfant flamand dans un contexte très précis, et aussi que ça n’était pas du tout unique. Qu’en fait, c’était quelque chose de beaucoup plus large que mon expérience à moi en tant que personne queer. On partage tous cette peur de l’intimité. Et c’est de cette intimité que je voulais parler.
Le cinéma vous a-t-il permis de renouer avec cette intimité et de sortir de ces mécanismes de trahison ?
Dhont: Le cinéma était mon plan B. Je voulais être danseur. Mais à l’âge de 13 ans, j’ai arrêté la danse parce que je sentais que ça gênait les gens autour de moi. Je commençais à avoir honte et je n’avais pas le courage de dire: « Je m’en fous ». Et j’ai donc suivi mon deuxième choix qui était le cinéma. Au début, le cinéma était pour moi une manière de fuir. Ma maman était cinéphile, elle adorait les films du genre grand-spectacle et pour moi ces moments qui étaient plus grands que la vie, c’était une manière de fuir, de disparaître dans le noir juste pour une heure et demie, oublier la réalité. À l’âge de quinze ans, j’ai vu Brokeback Mountain pour la première fois avec ma classe. J’étais à un moment de ma vie où je ne pouvais pas encore exprimer authentiquement mes désirs sexuels. Et là, je voyais deux cow-boys amoureux et pendant deux heures, j’ai pu vivre ce désir. J’ai compris que le cinéma n’était pas seulement un endroit de fuite mais aussi un endroit de connexion où je pouvais me trouver. Je me suis dit que j’allais utiliser le cinéma comme ça. Et cette possibilité m’a donné de l’espoir et des forces.
Dans Close, la proximité entre Léo et Rémi devient problématique à partir du moment où on tente de mettre des mots dessus. On cherche à coller une étiquette à cette proximité entre deux garçons, mais au fond elle peut avoir de nombreuses déclinaisons.
Dhont: Je voulais faire un film où il y a un amour dans le sens le plus large du terme entre deux êtres très beaux. Mais on vit dans une société qui veut compartimentaliser, mettre dans des cases: hétérosexuel, homosexuel. C’est un film sur l’espace qu’on donne aux jeunes garçons pour exprimer leur sensualité, leur tendresse et leur fragilité. Pas seulement envers l’autre mais aussi envers eux-mêmes.
Votre film résonne comme un appel à la douceur masculine.
Dhont: Oui, c’est vrai que c’est un peu une ode à la douceur. Très longtemps, j’ai regardé ma douceur comme une faiblesse. Et là je pense que je la vois comme une force.
Cela a dû être un processus très long.
Dhont: C’est un processus de 31 ans. C’est aussi parce qu’on vit dans un monde où on est constamment confronté à des images de brutalité, de dureté, de guerre que naît le besoin de contrebalancer tout ça avec une imagerie qui est pleine de douceur.
Cette idée de douceur ne se retrouve pas uniquement dans la relation entre Rémi et Léo, on la retrouve aussi au sein de la cellule familiale, Rémi est « proche » de ses parents, Léo est « proche » de son frère. Il y a une tactilité, ils se prennent dans les bras. Cette notion de proximité vous intéresse.
Dhont: L’intimité est très importante pour moi. Pas seulement dans des amitiés mais aussi entre parents et enfants, des parents entre eux. Dans mes films, je me force à ne pas faire trop usage de l’antagonisme. Souvent dans ce genre de films, il y a conflit avec les parents. Mais quand on ancre un film dans quelque chose de plus large, une société, on n’a pas besoin de conflits à tous les niveaux. On a besoin d’un personnage dans ce monde, qui a le sentiment de vouloir appartenir mais qui ne sait pas comment.
Ces parents bienveillants qui habitent vos films sont-il inspirés de vos propres parents?
Dhont: Mes parents sont des gens très bienveillants mais je ne leur ai pas donné la possibilité à l’époque d’exercer le genre de bienveillance que l’on voit dans mes films. Quand j’avais douze ans, le cours de sexualité à l’école ne parlait que d’hétérosexualité, il n’y avait pas un vocabulaire autre que celui-là. Je pense que c’est différent aujourd’hui avec internet et tout ce qui est mis à disposition des jeunes. Mais l’enfant que j’étais n’avait pas le vocabulaire. Dans mon école secondaire, une école très catholique où on devait porter un uniforme, je ne voyais personne qui défiait les normes, alors j’ai gardé ça pour moi.
Que ce soit dans Girl ou Close, la pression sociale et le poids des normes ont des conséquences dramatiques. Dans votre cinéma vous ressentez le besoin d’aller jusque-là, jusqu’au passage à l’acte.
Dhont: Dans un monde où nous sommes tellement habitués à voir de la violence les uns envers les autres, on n’ose pas toujours parler de la violence faite à soi-même. Je pense qu’il y a beaucoup de gens dans ce cas. C’est une réalité. C’est ne pas en parler qui serait violent. Il ne s’agit pas d’un désir d’en parler mais d’une urgence. Une urgence de montrer comment le fait d’empêcher la tendresse de faire partie de ce monde masculin crée des ruptures. Pas seulement avec l’autre mais aussi avec soi-même, avec notre monde intérieur. Et que fait-on de tous ceux qui vivent ces ruptures ? On vit dans un monde qui se focalise sur la santé physique. Mais quid de la santé mentale des gens qui ne sont pas vus, qui ne sont pas regardés ? J’essaie d’en parler sans montrer cette violence mais avec poésie. Je n’ai pas seulement envie de parler des fleurs, j’ai aussi envie de parler des ombres.
CLOSE sortie: 2 novembre
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