| « Je voulais surtout que ma mère ne soit pas au service d’un film mais que le film soit à son service », dit Faustine Cros.

Faustine Cros: 'On m'a demandé si j'avais les épaules pour faire ce film'

Sophie Soukias
© BRUZZ
25/04/2023

Colombe d'argent à Leipzig, le premier long-métrage documentaire de Faustine Cros reçoit la reconnaissance qu'il mérite. Dans Une vie comme une autre, la Franco-Bruxelloise convoque le cinéma pour tenter de comprendre sa mère... qui souffre d'être mère.

Au départ, il y a La Détesteuse, un court-métrage de fin d'études à l'Insas dans lequel Faustine Cros (34 ans aujourd'hui) replonge dans des films familiaux pour renouer les fils d'un souvenir d'enfance brumeux. Celui de sa mère lui lançant un couteau. Le film est repéré, tourne et se destine à devenir un long-métrage. Entre-temps, la mère de Faustine Cros est rattrapée par une dépression qui s'acharne et tente de mettre fin à ses jours. Le couteau s'estompe du film, la colère aussi – « Ce qui m'importait désormais, c'était de comprendre comment ma mère avait pu en arriver là.» La Détesteuse devient alors Une vie comme une autre.

De père en fille
Faustine Cros a cette chance rare d'avoir un père réalisateur de cinéma qui a filmé toute son enfance et celle de son frère depuis sa naissance jusqu'à ses dix ans. Ça se passe dans les années nonante et toutes les familles ne disposent pas d'un caméscope, encore moins d'une caméra d'épaule professionnelle. Mais Jean-Louis Cros ne fait pas un film de famille, il fait un film sur sa famille. Un film de cinéma.

Que cherche-t-il, retranché derrière sa caméra ? Lorsque sa fille l'interroge des années plus tard, il évoque la volonté de retenir les beaux moments avant qu'ils ne s'échappent à jamais. Pourtant, dans les interstices entre les promenades au parc, les jeux d'enfants et les vacances à la plage, c'est un autre film qui défile. Comme ce long plan serré sur le visage de la mère de Faustine. Ses yeux hagards sont rivés sur son assiette vide et sa main fatiguée s'acharne sur une mèche de cheveux alors qu'en arrière-plan, ses bambins jouent et se déchaînent.

Au total, une cinquantaine d'heures de rushes stoppés net, du jour au lendemain. « Le film de mon père s'arrête sur une scène où ma mère s'enrage contre tout le patriarcat. Elle crache sa colère et sa frustration. Ça n'est pas un hasard.» Une vie comme une autre n'est pas le montage par sa fille du film qu'un père n'a jamais réussi à terminer. Faustine Cros fait son propre film.

Je ne sais pas si ma mère aurait échappé à la dépression si elle avait été jeune maman dans la société d'aujourd'hui. Mais elle se serait sentie moins seule »

Faustine Cros

À partir d'images d'archives mais aussi en créant ses propres images, elle recompose le puzzle de la vie de sa mère Valérie – « une vie comme une autre » pour reprendre ses mots à elle. Maquilleuse dans les année quatre-vingt, elle côtoie les vedettes de cinéma et du monde politique, de Godard à Chirac. Elle adore son métier mais son métier ne veut plus d'elle lorsque ses horaires flexibles se rigidifient par l'arrivée de deux enfants. Alors, elle n'a pas tellement le choix, du moins elle ne pense pas l'avoir, et devient mère à plein temps. C'est à partir de là qu'elle commence à perdre pied, à vaciller.

Cruella Valère
Quand elle reprend le contrôle, c'est à travers le maquillage, sous les traits intensément ingénieux de la sorcière Valère, qui pimente les films de famille. Personnage déluré qui fait peur aux enfants, elle parvient aussi à dire à Faustine que sa mère l'aime quand celle-ci n'y arrive pas. « C'est une forme de catharsis. Aux yeux de la société, ma mère aurait pu être considérée comme une sorte de Cruella.»

Pour décoder les archives familiales, Faustine Cros retourne en France filmer le quotidien de ses parents, les interroge et ne craint pas d'apparaître à l'image. « Je viens d'une autre génération. Mon père avait une position classique de réalisateur de documentaire qui s'efforce de ne pas intervenir dans le réel pour ne pas le dénaturer. Moi j'ai un autre regard, qui est aussi un regard de femme.»

Devant la souffrance de sa mère, Faustine Cros enjoint la caméra d'intervenir. « Le film était devenu un prétexte pour passer du temps avec elle, pour la faire sortir. Je voulais surtout que ma mère ne soit pas au service d'un film mais que le film soit à son service.»

D'un côté, un homme de sa génération, réalisateur de père en fils, dont ni l'homme ni la caméra n'agissent sur le déroulé de la vie domestique. De l'autre, la première femme réalisatrice de sa lignée qui ne peut s'empêcher de revisiter sous le prisme des inégalités de genre l'expérience du regret maternel – « Ma mère a dit à plusieurs reprises qu'elle avait peut-être fait une erreur, qu'elle n'était pas à la hauteur. Je ne sais pas si elle aurait échappé à la dépression si elle avait été jeune mère dans la société d'aujourd'hui. Mais elle se serait sentie moins seule ».

La mère de Faustine Cros ne s'est pas permise de vivre pleinement sa carrière artistique. Sa fille se le permet. « Je voulais me prouver que je pouvais y arriver. En tant que filles, on continue de nous enlever beaucoup de confiance en nous. Quand j'ai commencé à faire ce film on m'a demandé si j'étais certaine d'avoir 'les épaules'. Ce n'est pas une question qu'on aurait posé à un homme. Avec ce film, je veux prendre ma place.»

Mission accomplie puisque Une vie comme une autre tourne dans les plus grands festivals de documentaire. La mère de Faustine, qui avait toujours rêvé d'une vie nomade, accompagne le film aux quatre coins du monde. « Lorsqu'il a été récompensé au DOK Leipzig, ma mère m'a dit qu'elle s'était enfin sentie comprise.»

Une vie comme une autre est à voir au Cinéma Galeries à partir du 26 avril.

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