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| Karima Saïdi photographiée dans la chambre de son appartement bruxellois.

Portret

Karima Saïdi: une vie dans un mouchoir

Sophie Soukias
© BRUZZ
23/06/2021

Alors que l’oscarisé The Father illumine les salles obscures, un autre film avec Alzheimer en toile de fond vaut le détour. Dans son premier documentaire, la Bruxelloise Karima Saïdi rencontre sa mère une dernière fois, après des années de non-dits et de séparation. « La vraie rencontre a eu lieu à ce moment-là. »

Karima Saïdi en quelques dates

  • Naît en Belgique de parents marocains.
  • Se forme au montage (INSAS) et à l'écriture et analyse de films (ULB).
  • Travaille comme monteuse à la RTBF depuis 1997. Monte en parallèle des films documentaires.
  • Devient scripte pour la fiction. Travaille avec Joachim Lafosse, Sylvain Estibal, ...
  • 2013: crée Mur-murs et 10 voix, une série sonore sur l’immigration marocaine de Bruxelles.
  • 2016: réalise le court-métrage documentaire Aïcha.
  • 2021: sort Dans la maison (mention spéciale du jury au Millenium Festival).

À quel moment est-ce qu’on s’autorise à faire du cinéma? Karima Saïdi a attendu d’approcher la cinquantaine pour prendre une nouvelle place dans un univers qu’elle fréquentait depuis toujours. D’abord en tant que spectatrice, initiée par son frère et sa sœur aînés avant de découvrir adolescente la Cinémathèque et le cinéma soviétique via la scène artistique underground bruxelloise. En tant qu’apprentie à l’INSAS dans les années nonante. Puis, comme monteuse de films documentaires. Enfin, comme scripte pour des films comme Le Cochon de Gaza de Sylvain Estibal ou encore À perdre la raison de Joachim Lafosse.

Nous sommes en 2012-2013. Karima Saïdi s’est fait un nom et les portes s’ouvrent en Europe, aux États-Unis, au Maroc. Avant qu’elle ne les referme brusquement. Sa mère, Aïcha, ne va pas bien. La maladie d’Alzheimer. « Je ne pouvais pas laisser ma mère ». Les deux femmes s’étaient pourtant perdues de vue, des différences et des différends avaient creusé leur éloignement au fil des années. La maladie s’impose alors comme une bombe à retardement. Karima Saïdi prend des notes, photographie sa mère, la mitraille presque. Pour conserver des traces avant qu’il ne soit trop tard.

Trailer - DANS LA MAISON (Karima Saïdi, 2020, VO ST FR NL)

Une amie lui parle du livre d’Annie Ernaux Une femme, relatant la maladie de sa mère. Un ami lui demande pourquoi elle ne fait pas un film sur l’épisode douloureux qu’elle traverse. Réponse: « Parce que je ne me suis pas autorisée ». Ces mots agissent comme une formule magique. La clé qui lui donnera accès à son premier long-métrage documentaire : Dans la maison. Pour la première fois, Karima Saïdi s’autorise.

CONFUSIONS
Chaque jour ou presque, elle rend visite à sa mère, dans une maison de soins du côté de la Porte de Hal. « Où habites-tu maman? » Demande Karima en darija (arabe maghrébin) alors que tourne son enregistreur. « Dans un mouchoir », répond Aïcha. À chaque visite, les mêmes questions, à chaque visite, une nouvelle rencontre : « Qui suis-je, maman ? », « Qui es-tu, maman ? ». Ces questions hantent le film Dans la maison. Car à la confusion des réponses induite par la maladie répond une autre confusion : Karima Saïdi, benjamine d’une fratrie de quatre enfants au père absent, se demande « vraiment » qui est sa mère. Qui elle a été. Cette femme immigrée aux vies et aux visages multiples, traversés par ce que l’on qualifie trop facilement de contradictions, lorsqu’il s’agit peut-être avant tout d’un manuel de survie.

Les réponses de Aïcha sont parcellaires, fatiguées, agacées parfois. Karima Saïdi ne lâche pas, comblant les vides à renfort de photos et de films de famille, de visites dans la Médina de Tanger, de visages de femmes marocaines arrachés au réel avec sa caméra : dans les rues de Bruxelles, à travers la vitre du métro. « À chaque fois que je voyais des femmes seules, ça me faisait penser à ma mère. Et je me disais : que d’histoires à raconter ! ».

L’IMAGE MANQUANTE
Dans l’espace-temps de la maison de repos, Karima se rend disponible à sa mère. « La vraie rencontre, elle a eu lieu à ce moment-là. La vraie rencontre, c’est le film », dit la réalisatrice. Face à la perte des repères, le cinéma intervient pour donner un sens au réel. Ce sens – à l’existence, à la tragédie, au deuil – la mère de Karima Saïdi l’a cherché toute sa vie. Dans l’amour, dans la religion. Aïcha s’est frottée au réel. Elle a été libre, comme l’est le film de sa fille. « Je voulais parler de certains tabous, montrer une femme qui était dans le désir. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hommage à une femme que l’on a connue tellement puissante et qui devient si fragile. »

L’exil est une violence. On ne va pas tous s’en sortir

Karima Saïdi


Pénétrer et filmer Dans la Maison, c’est ne pas laisser la mémoire flancher. C’est refuser les trous de mémoire dans la représentation des femmes (belgo-)marocaines. « On a quand même une image manquante. Notre rapport à la représentation nous empêche de montrer la sacro-sainte mère. C’est à nous-mêmes, à un moment donné, de prendre place. »

Pas question donc pour la réalisatrice de brosser un portrait consensuel de Aïcha. « Ma mère était toujours là où on ne l’attendait pas. » Comme lorsque, pressentant la loi Gol de 1987 et son défilé d’expulsions, elle décide de prendre la nationalité belge, au risque de perdre son passeport marocain. « Ma mère a fait tout ce qu’elle pouvait pour sauver ses enfants. Mais elle n’y est pas arrivée. Le sort en a décidé autrement », dit Karima Saïdi. « L’exil est une violence. On ne va pas tous s’en sortir. »

Aïcha ne sauve pas tous ses enfants, pas plus que sa fille ne parvient à la sauver lorsqu’elle se met à son tour à vaciller. Mais elle lui aura répété incessamment qu’elle l’aime. « Qui suis-je ? » demande encore une fois Karima à sa mère. Aïcha se trompe, la confond avec sa sœur. « Pardonne-moi », dit-elle. S’ensuit dans le film un silence sublime. « Faire Dans la maison, c’était peut-être une manière d’arrêter le sort, d’y mettre un terme pour de bon.»

DANS LA MAISON
Sortie 23/6, Palace, www.cinema-palace.be

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