Lucrecia Martel privilégie la qualité à la quantité et sait qu’elle ne doit pas craindre de faire attendre ses admirateurs. Après trois longs-métrages ayant transité par les plus grands festivals internationaux, l’icône du renouveau du cinéma argentin faisait un retour remarqué en 2017 - soit après neuf années d’absence - avec le somptueux et décalé Zama. Fidèle à elle-même, l’ambassadrice d’un cinéma libre et indépendant livre un film existentialiste d’une grande force visuelle et symbolique, au rythme (très) lent et à l’intrigue secondaire. Le personnage principal n’y est plus une femme blanche issue de la classe moyenne, oppressée par une Argentine post-coloniale dont elle incarne dramatiquement les dysfonctionnements (La ciénaga, La Sainte Fille et La Femme sans tête), mais le principe reste le même. À la fin du XVIIIe siècle, Don Diego de Zama, fonctionnaire de la Couronne espagnole, vexé dans son orgueil et lassé d’attendre la lettre censée le délivrer de sa mission au Paraguay colonial, perd patience. Commence alors pour lui une tragique descente aux enfers.
Vos films précédents, comme La Femme sans tête (2008) qui connaîtra sa première belge à Bozar, dénonçaient l’héritage colonial des relations sociales en Argentine et plus généralement en Amérique latine. Avec Zama, cherchiez-vous à retourner dans le passé, à la source du problème ?
Lucrecia Martel: Je ne me situe pas dans la dénonciation, je cherche à distordre la perception, à montrer quelque chose qu’on ne voit pas. La dénonciation est réservée aux délits déjà pénalisés. Les manquements d’une société, comme la tradition et ses infamies, ne sont pas reconnus comme des délits et restent donc impunis. C’est précisément ces points-là sur lesquels je me penche dans mon cinéma.
Vous avez grandi dans cette société, quand avez-vous pris conscience de sa nature hiérarchique et conservatrice ?
Martel: Nous avons tous grandi dans des sociétés conservatrices et hiérarchiques, tout simplement parce que c’est le propre d’une société. Visiblement, la première impulsion d’une société organisée est de s’opposer au changement. La raison de cette absurdité est, en réalité, évidente : une partie de la société se porte bien au détriment de l’autre. La tradition est un conte mesquin, inventé par des gens mesquins. Comme tout le monde, je m’en suis rapidement rendu compte. Donc, pour survivre, j’ai, comme la majorité des gens, commencé à m’inventer si pas un monde, en tout cas une façon d’espionner le monde.
Le poisson rejeté par la rivière, évoqué très symboliquement par un indigène au début de Zama, fait référence au personnage principal, mais peut-on y voir une métaphore plus globale d’un certain dysfonctionnement sociétal voire d’une certaine absurdité de la vie qui se reflète dans vos films ?
Martel: En effet, la grande surprise serait de pouvoir prouver scientifiquement que l’existence a un sens. Et justement, c’est là la grande invention des religions, mais il est difficile d’y croire tout le temps. L’absurde a tendance à se déployer généreusement. Par crainte de ne pas trouver de raison de se lever le matin et gâcher des heures à travailler, nous avons inventé un tas de pirouettes, et de médicaments.
Zama est votre premier film à se dérouler à une époque lointaine dont il subsiste peu d’archives mises à part celles des colons. Comment pallie-t-on à ce manque ?
Martel: Je propose mon imagination contre une autre. La mienne au moins ne nécessite pas de justifier un génocide.
Le cinéma est une industrie qui exige des réalisateurs un rythme soutenu de production. Vous refusez cette injonction. Le temps vous appartient à vous et à personne d’autre ?
Martel: Il ne m’appartient évidemment pas, mais je ne suis pas non plus une victime de l’attente. Attendre, lorsqu’il s'agit de faire une chose dont on a envie, c’est autre chose. Je dirais que je suis maîtresse de mes retards.
Vos derniers films n’ont pas trouvé de distributeur en Belgique. Cela vous désole-t-il ?
Martel: Il y a tellement de choses qui ne se font pas dans le cinéma, que l’on se réjouit du peu qui marche. Je suis tellement heureuse d’avoir pu sortir le film dans mon propre pays, je n’ai pas à me plaindre. Si j’étais convaincue que mes films sont indispensables et qu’ils peuvent changer le monde, peut-être alors trouverais-je des raisons d’être chagrinée.
Comme vous, Björk est une icône féminine de l’art expérimental et indépendant. Vous allez travailler sur son prochain show à New York au printemps prochain. Comment avez-vous accueilli la nouvelle de cette collaboration ?
Martel: Je suis très étonnée qu’une personne aussi célèbre et reconnue soit si connectée à ce qui se passe dans d’autres disciplines et sous d’autres latitudes. C’est pour cela qu’elle est qui elle est, je crois. C’est une femme exceptionnelle. Je passe ce soir ma première nuit en Islande, et je viens de terminer ma première journée de travail avec elle. L’aurore boréale me paraît plus réelle que cette journée passée avec elle.
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