Marcelo Martinessi ouvre le festival Pink Screens

Sophie Soukias
© BRUZZ
05/11/2018

Un film brillant et inattendu qui envoie valser les représentations poussiéreuses du genre au cinéma ? Le festival Pink Screens a encore frappé ! Dans son film triplement primé à Berlin Las Herederas, le Paraguayen Marcelo Martinessi pose son regard concerné sur Chela, une lesbienne sexagénaire, héritière d’une société sclérosée.

La bande annonce de Las Herederas

S ’il vous est déjà arrivé, dans un moment d'égarement, de penser que tout a déjà été fait au cinéma, Las Herederas (les héritières, en espagnol), présenté lors de la soirée d'ouverture du festival du film queer Pink Screens, vous fera regretter vos divagations. Ce vent d’air frais venu du Paraguay est signé Marcelo Martinessi. Pour son premier long-métrage de fiction, le réalisateur de documentaires formé à la London Film School, s’en prend à l’immobilisme et à l’hypocrisie de sa ville natale Asunción à travers le personnage touchant de Chela, une bourgeoise sexagénaire assoupie dans un train-train de couple monotone et que les circonstances de la vie se chargent de réveiller. Lorsque sa compagne Chiquita est envoyée en prison pour dettes, Chela se retrouve seule au milieu de bibelots qui ont pris la poussière autant qu’elle. Un job improvisé de taxiwoman pour vieilles bourgeoises trompant leur ennui par le jeu de cartes lui fait progressivement quitter sa coquille pour une autre. Si elle se garde bien d’y dévoiler son identité sexuelle, elle ne peut refréner les sentiments naissants qu'elle éprouve pour la jeune, charmante et extravertie Angy. Une interprétation grandiose et toute en retenue d'Ana Brun, dont les premiers pas dans le monde du cinéma furent récompensés à la Berlinale par le prestigieux prix d'interprétation féminine.


De quoi Chela et Chiquita sont-elles les héritières?
Marcelo Martinessi: Elles appartiennent à toute une génération de femmes qui ont hérité d’une certaine prospérité mais aussi de contraintes, de limites et de confinements. Chela et Chiquita sont clairement des femmes qui ont été éduquées sous un régime autoritaire. Elles ont donc tendance à être des « lesbiennes homophobes », mal dans leur peau. Elles ont conscience de vivre dans une société qui ne les accepte pas, donc pour survivre elles doivent - peut-être inconsciemment - prendre des identités d’emprunt. L’impact de ce préjudice sur leur vie m’intéressait énormément.

On imagine qu’en prison Chiquita vit, elle aussi, une forme de transformation mais c’est sur l’émancipation de Chela que vous vous concentrez. Le monde libre peut, lui aussi, être une forme de prison, un terrain de lutte ?
Martinessi: Bien sûr. Ce film pose la question de la liberté. Où est-elle ? Plus encore : Quelle est-elle ? Nous avons tourné dans une vraie prison (Buen Pastor, à Asunción). C’est un lieu que j’ai beaucoup fréquenté - en tant que réalisateur de films documentaires - et j’ai toujours été impressionné par le comportement de ses pensionnaires. Ils ont l’air si spontané et si à l’aise avec leurs sentiments. En comparaison avec l’environnement social dans lequel j’ai grandi où tout est pose et imitation, la prison semblait plus aérée et honnête.

Ce film est parti d'un désir d'aller mieux

Dans votre film, les hommes sont les grands absents. C’est plutôt rare au cinéma. De même que de tourner un film entièrement sur des femmes vieillissantes avec une lesbienne dans le rôle principal. Il était temps que ça change ?
Martinessi: J’ai grandi dans un monde façonné par des femmes: ma mère, mes sœurs, mes grands-mères, mes tantes, mes voisines. Réaliser un premier long-métrage de fiction centré sur des femmes était purement organique. Je voulais questionner le monde autour de moi. Dans une société ultra machiste, nous, « les hommes », avons appris à feindre de savoir des choses. Poser des questions était le propre des femmes.
Dans la même logique, le Paraguay catholique et conservateur semble toujours éprouver des difficultés à accepter une histoire où deux femmes, un couple, traversent non seulement une crise financière mais aussi amoureuse. Faire le portrait d’un couple lesbien, rencontrant les mêmes types de soucis que n’importe qui, reste très intimidant. J’apprécie vraiment le fait que les deux actrices principales - des femmes magnifiques, très à cheval sur leur apparence - m’ont laissé les filmer avec très peu de maquillage. Dans ce récit, le temps est central. Leurs rides devaient jouer un rôle dans la construction de leur personnage et la conscience de leurs histoires.

C’est aussi un film sur les rapports de force dans la société paraguayenne. En tant que femme issue de la bourgeoisie, Chela avait l’habitude de commander. Du jour au lendemain, elle se retrouve au service de dames de son propre milieu social. On sent, en filigrane, une critique sociétale. Quelle relation entretenez-vous avec le Paraguay ?
Martinessi: C’est très difficile de répondre à cette question. Le Paraguay est mon pays. J’y ai grandi, étudié et vécu la majeure partie de ma vie. Ma famille ainsi que des personnes parmi celles que j’aime le plus au monde vivent là-bas. Et pourtant, pour autant que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu fuir. Pour moi, le Paraguay est une prison. Pendant tant d’années, j’ai rejeté la faute sur Asunción (ma ville, où le film se déroule) pour son incapacité à changer. La classe dominante est une des conséquences de cet immobilisme. Il m’a fallu de nombreux voyages avant de me rendre compte qu’au sein de ma propre famille et de mon éducation se trouvait un système de « valeurs » transmis comme une maladie héréditaire. Donc oui, ce film est parti d’un désir d’aller mieux.

C’est dans la solitude qu’on se retrouve soi-même ? Et il n’est jamais trop tard pour revivre, même à soixante ans ?
Martinessi: L’idée d’un nouveau départ n’était pas vraiment présente au début de l’écriture. On a tourné plusieurs fins possibles. Le point de départ était très clair mais ce sont les personnages et les circonstances qui devaient nous guider vers la fin la plus juste. J’ai personnellement éprouvé des difficultés à clôturer le film sur une fin ouverte. Principalement parce que quand j’ai commencé à écrire le scénario, j’étais très pessimiste quant au futur de la société. Je ne voyais pas d’issue. Mais dans le processus colossal de réalisation d’un film, on croise parfois des chemins inattendus.

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