Après avoir reporté une première fois sa nouvelle édition, le festival du cinéma queer Pink Screens répond au confinement par une belle programmation en ligne. À ne pas manquer : Pyrale, le film de la Franco-Bruxelloise Roxanne Gaucherand. Un moyen-métrage ardent sur fond d’invasion de papillons de nuit. Que nous sommes allée chasser avec elle dans le parc Josaphat à Schaerbeek.
LES BONS PLANS DU PINK SCREENS
1. LINGUA FRANCA
Ce qui aurait été le film d'ouverture du festival Pink Screens en présentiel est signé Isabel Sandoval, réalisatrice philippine. Dans Lingua Franca, elle livre son propre portrait d'artiste transgenre à Brooklyn.
2. FUTUR DREI
Un récit semi-autographique de l'Allemand Faraz Shariat. L'histoire d'un premier amour intense entre un fils d'immigrés iranien et un migrant ayant quitté l'Iran avec sa sœur pour tout recommencer en Allemagne.
3. CYRILLE
Cyrille est le raccourci du documentaire intitulé Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes. Le réalisateur français Rodolphe Marconi livre un portrait touchant et sensible d'un jeune agriculteur gay en Auvergne.
4. MADE IN BELGIUM
Comme le veut la tradition, le festival Pink Screens est l'occasion de mettre les projecteurs sur les meilleurs courts-métrages belges du genre. Une véritable pépinière de talents émergents.
5. THIS IS US
Place aux courts -métrages internationaux axés sur des personnes trans, fluides et non binaires. Avec, entre autres, de belles célébrations des corps trans, de la France aux USA en passant par le Royaume-Uni.
PINK SCREENS. 8 > 18/4, Sooner,
www.pinkscreens.org & www.sooner.be
Au-dessus du parc Josaphat à Schaerbeek, une lune presque pleine éclaire la nuit sur le point de tomber. De gros rats brunâtres ont déjà quitté leur planque pour vaquer à leurs occupations nocturnes sans tellement se soucier de la présence humaine que les premiers beaux jours font s’attarder.
« On a tendance à penser que les papillons de nuit se dirigent vers la lumière, mais en réalité les lumières artificielles de la ville les désorientent complètement. Les pyrales sont des insectes qui s’orientent avec la lumière de la lune, qui est un point fixe dans leur vision et qui leur permet d’aller en ligne droite », dit Roxanne Gaucherand en fixant l’astre scintillant. « Les éclairages de la ville perturbent les papillons en les exposant aux prédateurs comme les chauves-souris. »
Munie d’une lampe torche, la jeune réalisatrice (30 ans) sortie de l’INSAS a accepté de partir avec nous à la chasse aux papillons de nuit, le sujet ou plutôt l’intrigue de son moyen-métrage Pyrale, récompensé par le Prix du Jury au renommé festival international Visions du Réel 2020 et un des films phares du festival bruxellois Pink Screens de ce mois d’avril 2021.
Le récit, une fusion organique très réussie entre documentaire et fiction, prend place en été 2016 dans la Drôme (sud-est de la France) natale de Roxanne Gaucherand. Alors qu’une nuée de pyrales du buis envahit la région, ravageant le paysage sur son passage, Lou, 16 ans, découvre ses sentiments pour son amie Sam. Au-delà du désastre écologique qu’ils annoncent, les milliers d’insectes aux ailes blanches et aux pattes d’araignées, tourbillonnant frénétiquement dans la nuit noire, deviennent alors la métaphore du feu brûlant ayant envahi le cœur et le corps de la jeune fille.
LA BEAUTÉ DES INSECTES
« On représente généralement le papillon au stade destiné à sa reproduction sexuelle, après les phases de l’œuf, la chenille ou la chrysalide. C’est intéressant que ça soit ce stade qui l’emporte », dit Roxanne Gaucherand en scrutant le parc à la recherche de buddleias, ces « arbres à papillons » qui ressemblent à s’y méprendre à des lilas. « C’est une espèce invasive qui attire les papillons. Même dans un chantier avec deux centimètres de terre et le reste de béton, elles vont pousser et proliférer. »
Même dans le chaos, les gens continuent de s'aimer
« Que ce soient les buddleias ou les pyrales, il y a cette volonté dans mon film de se pencher sur les espèces nuisibles qui arrivent à survivre sur une planète abîmée. Je cherche peut-être aussi à interroger les paradigmes de beauté, de ce qui nous émeut ou pas. Parce que de toute façon, tout est déréglé et il va falloir s’y faire. »
Au milieu des nuages de papillons invasifs qu’elle a côtoyés et attirés trois étés durant pour en faire les figurants poétiques de son film, la réalisatrice ne s’est pas laissé déstabiliser, au contraire. « C’est vrai que c’est assez flippant, parce que les pyrales se posent sur toi, pénètrent tes cheveux. Mais cette expérience m’a appris à connaître les insectes et à les trouver moins repoussants. Un peu comme avec les araignées.»
Dans Pyrale, le règne des insectes semble reprendre ses droits, menaçant de se venger en faisant du royaume des humains un enfer. « Il y a quelque chose de très inquiétant chez les insectes parce que c’est minuscule et que ça évolue dans un univers gigantesque et invisible. Il y a beaucoup plus d’insectes que d’humains. C’est à la fois vertigineux et sublime de voir comment des formes de créatures s’organisent pour survivre. »
À l’intérieur du parc, perché sur de grands arbres encore dénudés, un autre nuisible gouverne en maître. « J’adore les perruches ! », s’exclame Roxanne Gaucherand. Leur cri strident est entremêlé de chants d’oiseaux mélodieux annonçant le printemps. Avec les beaux jours, les lapins ont fait leur grand retour en même temps que les fleurs des cerisiers du Japon, roses et blanches, qui nous servent de repères dans l’obscurité croissante. Au milieu de ce paysage champêtre en clair-obscur, la ville, pourtant à deux pas, semble si lointaine.
Attirée par un mimosa aux fleurs d’un jaune intense, la réalisatrice pénètre le massif, lampe torche la première. « C’est la base de la chasse aux papillons, c’est de fouiller pour voir s’il y en a dans les plantes qui butinent. Les pyrales n’apparaissent pas avant avril, mais on a des chances de tomber sur d’autres papillons de nuit. J’en ai déjà repéré ce week-end dans les Ardennes. » Totalement immergée dans l’arbuste touffu, Roxanne Gaucherand semble dans son élément.
PETITES ÉCHELLES
« Ça n’est pas toujours facile de vivre à Bruxelles, loin de la nature », confie-t-elle. « Bruxelles, ça n’est pas le sud de la France et je pense que je me sentirai toujours un peu étrangère ici. Cela étant dit, ça peut être agréable d’être étranger dans une ville. Ce qui me manque, c’est la nature mais aussi la petite échelle des choses. J’aime les petites échelles d’une ville où on fait partie d’une communauté d’une autre manière. À Bruxelles, on est plus vite dans nos propres milieux qu’avec nos voisins. »
Alors qu’elle nous entraîne vers un des points de vue les plus féeriques du fond du parc Josaphat, Roxanne Gaucherand décide d’opter pour les grands moyens : la lampe torche de son smartphone. « C’est un jeu que l’on faisait beaucoup pendant le tournage du film pour attirer les pyrales. » Postée sur un promontoire de faux rochers donnant sur un étang argenté, la jeune réalisatrice éclaire le paysage comme on tiendrait une bougie dans la nuit, la masse de ses cheveux bouclés noirs se mêlant poétiquement aux branches désolées des arbres en arrière-plan.
« Je ne suis pas certaine qu’on verra des papillons cette nuit », dit Roxanne Gaucherand en rangeant son smartphone. Sur le dos de ce dernier, entre l’appareil et sa protection, son signe astrologique (Gémeaux) a été glissé. « Je m’intéresse à l’astrologie comme toutes les gouines (rires). Dans le film, Lou et Sam en parlent parce que c’est vraiment un langage crypto pour savoir si quelqu’un est lesbienne ou pas. Il y a un compte Instagram qui s’appelle Atrologouine et qui parle bien de ça. Il y a clairement un lien entre les queers et la sorcellerie mais l’astrologie, c’est aussi super pratique pour draguer (rires).»
Autrefois dégradant et insultant, le qualificatif de sorcière est aujourd’hui porteur de vertus écologiques, subversives et d’empuissancement. « Ça n’est pas pour rien que l’on revient à la figure de la sorcière », poursuit la réalisatrice.
« Dans nos sociétés, il y a un manque de connexion à la nature. On a besoin de recréer un autre type de lien et de sensualité avec elle. Dans le film, l’écoféminisme est un peu abordé via un rituel que font les filles. Je ne sais pas si je peux moi-même me dire sorcière car j’ai un rapport assez ambigu et fort à la technologie. Mais, au fond, l’un n’empêche peut-être pas l’autre ? »
« Ce qui est certain, c’est que les sorcières, c’est un pan qui n’est pas dans l’Histoire telle qu’on nous la raconte et on nous la transmet. On se construit à travers les récits. Et on a un sacré paquet d’histoires qui sont racontées par des hommes blancs hétéros », dit Roxanne Gaucherand dont le cinéma agit plus ou moins consciemment pour proposer d’autres scénarios que ceux rabâchés par les normes sociales et genrées.
« Je sais qu’étant gamine à la campagne, j’ai beaucoup manqué de représentations et c’est une des raisons qui ont fait que j’ai absolument voulu qu’il y en ait. C’est vraiment un statut à part d’être queer en milieu rural, tu te retrouves queer mais sans ta communauté, si ça n’est avec internet mais ça n’est pas pareil. Je ne l’ai pas vécu longtemps, mais je me souviens ce que c’était d’avoir été la seule lesbienne dans un lycée catholique, avec un type qui vient faire une conférence pour expliquer que tu ne peux pas être heureux quand tu es gay. »
C’est à la fois vertigineux et sublime de voir comment des formes de créatures s’organisent pour survivre
L’entrée en école de cinéma n’a pas spécialement aidé Roxanne Gaucherand à se déconstruire. « J’avais un peu ce complexe où j’étais souvent ramenée au fait que je faisais juste des films avec des lesbiennes dedans. Si bien que je me suis forcée pour mon film de fin d’études à mettre des personnages hétérosexuels parce que je pensais que c’était comme ça qu’on faisait un vrai film, un film légitime. »
LA VALSE DES CATACLYSMES
Pour Pyrale, il n’était plus question de faire des concessions. Pour ce premier moyen-métrage en dehors de l’école de cinéma, la réalisatrice s’est accordé une liberté totale, et ça se ressent. « Je pense que des mouvements comme le mouvement Queer ont suscité un engouement qui nous encourage à assumer les identités que l’on porte. J’ai eu la chance de travailler avec Quartett (basés à Paris, NDLR) qui sont des producteurs géniaux et qui veulent des recherches très fortes dans leurs films. Ils ont plein de réalisatrices femmes et queer parce qu’ils ne cherchent pas à entrer dans un moule et ne se mettent aucune barrière. »
Au sein de l’équipe de réalisation, c’est le même état d’esprit qui est de mise. « Je pense vraiment Pyrale comme un travail collectif, c’est un film de propositions entre nous à travers les différentes étapes de production. Je bosse toujours avec des équipes en parité de genre très bienveillantes, donc on n’a pas de gros égos masculins dans notre travail (rires). Ça fait aussi partie de notre démarche. »
À 20 heures passées, une nuit épaisse s’est abattue sur le parc Josaphat. Dans l’obscurité, on distingue quelques rares passants à leurs masques chirurgicaux dansant à la lumière de la lune. Un spectacle hanté qui n’est pas sans rappeler le climat apocalyptique dans lequel évoluent les amantes de Pyrale : la menace terrifiante d’un parasite dont la prolifération est hors de contrôle, les sirènes stridentes des ambulances, et l’impuissance. Beaucoup d’impuissance.
Difficile alors de ne pas voir dans l’invasion des papillons de nuit un phénomène annonciateur. « Les pyrales sont apparues avec le réchauffement climatique et le boom des échanges commerciaux, le coronavirus a des origines similaires », dit Roxanne Gaucherand. « C’est fou de voir qu’il y a moyen de prévenir des phénomènes majeurs en regardant à d’autres échelles, comme l’échelle des insectes. Ce qui affecte un maillon du règne de la vie, affecte tout le règne de la vie. »
Si pour la jeune réalisatrice le grand désastre est une bombe à retardement qu’il est impossible de désamorcer – « on peut seulement se contenter de rattraper certaines choses », la vie vaut tout de même la peine d’être vécue « parce que comme le dit le philosophe Georges Didi-Huberman : il faut chercher la lumière (ce qu’il appelle les lucioles) où elle est. Je pense que même dans la chute, il y a un mouvement et ça vaut la peine de le filmer ». Et puis, il y a l’amour aussi. Si ces deux vertiges ne sont pas intrinsèquement liés. « Il y aura toujours de l’amour. Même quand le monde est chaotique, les gens continuent de s’aimer. Encore davantage, je pense ? »
Read more about: Schaarbeek , Film