'Rien à foutre', l'expression bouclier d'une génération

Dans leur premier long-métrage, les réalisateurs Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, qui forment un couple dans la vraie vie, se focalisent sur un épisode important de la vie de Cassandre, hôtesse de l’air de 26 ans, qui travaille pour la compagnie aérienne « Win » - version fictive d’une compagnie low cost.

L’inspiration de la production franco-belge Rien à foutre vient de la première rangée d’un vol Ryanair. Le réalisateur Emmanuel Marre, un Bruxellois d’origine française, y fut touché par l’image d’une hôtesse de l’air qui, au moment de décoller, avait l’air particulièrement triste et introvertie, mais qui s’est soudainement affublée d’un large sourire en se mettant à vendre toutes sortes de produits aux voyageurs.

Après un voyage en train stressant, le couple de réalisateurs s’installe confortablement pour une interview, juste après une période passionnante dans leur pays natal, car en France, Rien à foutre est déjà sorti en début de mois.

Comment a réagi le public français à Rien à foutre ?
EMMANUEL MARRE : De façon générale, plutôt bien. On remarque surtout que le film touche une corde sensible chez beaucoup de jeunes. Le magazine français Les Inrockuptibles a même dit que Rien à foutre était « le film d’une génération », de la génération Y (les millenials, NDLR) en particulier. Nous en sommes ravis, nous considérons cela comme un compliment, même si cela nous a plutôt surpris, car ce n’était pas notre but.
JULIE LECOUSTRE : On a voulu montrer ce qu’on a appris lors de nos nombreuses rencontres avec des stewards et des hôtesses de l’air. Nous en avons interviewé environ une centaine pour le film. Mais en même temps, nous ne voulions pas faire un film sur le métier, mais plutôt sur une jeune femme qui exerce ce métier. Les hôtesses de l’air nous ont dit qu’elles reconnaissaient ce sentiment de solitude de Cassandre, mais aussi l’intensité de leur vie et la difficulté de créer et de conserver des liens humains significatifs.
MARRE : En réalité, le métier de steward et d’hôtesse de l’air est une métaphore pour la situation difficiles des jeunes d’aujourd’hui. On attend d’eux qu’ils poursuivent leurs rêves, par exemple le métier d’hôtesse de l’air, mais en même temps ils sont confrontés à des mauvaises conditions de travail. Et pour les jeunes, il y a aussi une véritable scission entre leur monde intérieur et la personne qu’ils sont censés être sur les réseaux sociaux. La pression est forte pour toujours maintenir le paraître, être toujours souriant envers le monde extérieur. Le sourire est un élément important du film.

Y a-t-il eu des réactions spécifiques qui vous sont restées ?
LECOUSTRE : Une jeune femme est venue me voir pour me dire qu’elle était heureuse de voir une femme comme Cassandre à l’écran. « Maintenant, mes parents comprendront enfin ce que je vis », a-t-elle dit.
MARRE : (Rires) Je n’en serais pas si sûr. Beaucoup de gens voient dans Cassandre un personnage purement nihiliste, alors qu’elle est bien entendu plus complexe que cela. J’ai été touché par une femme à Bordeaux qui a fondu en larmes pendant le film. Je lui ai demandé pourquoi après le film, et elle a répondu que même si elle exerçait un autre métier, elle parvenait à s’identifier à Cassandre. Car elle s’est rendu compte qu’elle aussi passe sa vie à utiliser des moyens pour s’oublier, entre autres en faisant souvent la fête.

Outre les soirées, Cassandre se consacre aussi corps et âme à son travail, malgré les mauvaises conditions de travail de sa compagnie. Lors d’une discussion avec les délégués syndicaux, elle montre très clairement qu’elle n’en a « rien à foutre » de la lutte sociale. Dans ce sens, elle est un peu un antihéros, non ?
MARRE : Je ne dirais pas antihéros, mais elle n’est pas un héros, c’est sûr. Nous pensions pouvoir mieux critiquer le système économique néolibéral à l’aide d’un protagoniste qui souhaite en faire partie, tout en se faisant écrabouiller par ce système en quelque sorte. Le système ultralibéral détruit même ses meilleurs soldats. Une anecdote se trouve à la base de cette scène avec les délégués syndicaux, et elle est d’ailleurs liée au choix du titre. Un jour, j’étais dans le train avec plusieurs délégués syndicaux, suite à une grève, lorsqu’un groupe de jeunes femmes est monté dans le train. Elles se plaignaient des syndicalistes. Selon elles, ils puaient l’alcool, n’auraient pas envie de travailler, etc. Ensuite, elles se sont assises et ont commencé à parler de leur vie, et une des femmes a parlé de sa relation. Elle a répété environ une quarantaine fois « rien à foutre », alors qu’on voyait bien sur son visage qu’elle en avait quelque chose à foutre. Cette expression fait office de bouclier pour de nombreux jeunes. Et nous avons voulu montrer cela, tout comme le fait que l’idée d’un « collectif » intéresse moins les gens et que la pensée actuelle est très individualiste. Mais nous ne voulons certainement pas faire la morale ou prétendre que tout était mieux avant.
LECOUSTRE : Non, et c’est pour ça que le personnage principal n’a pas d’objectif concret et qu’il n’y a pas de véritable « solution ». à la fin du film, alors que c’est souvent le cas dans la fiction. Dans la vie, l’impuissance joue un rôle important et il y a de nombreuses contradictions. Même si chez Cassandre, il est tout de même question d’un glissement intérieur minime, de quelques millimètres, que nous avons essayé de saisir.
MARRE : Nous aimons tous les deux les personnages qui restent mystérieux jusqu’à la fin, qui ne font pas ce qu’on voudrait qu’ils fassent. On arrive à se reconnaître plus facilement dans ce genre de personnages que dans les « héros ».

Comment Adèle Exarchopoulos est-elle devenue votre Cassandre ?
LECOUSTRE : D’abord, on avait pensé à une vraie hôtesse de l’air ou à une actrice inconnue. Mais on a donc changé d’avis (rires). En même temps, on a rapidement pensé à Adèle. Même si elle a incarné le personnage différemment que sur papier. Dans le scénario, Cassandre était plus cynique et plus brutale. Adèle lui a donné une certaine sensibilité.
MARRE : Elle possède une vitalité particulière, qui reste fluide avec la mélancolie et qui rend le personnage plus beau et plus complexe. Le film aurait été tout à fait différent sans elle. Adèle a aussi tout de suite suivi notre façon de travailler. Quand elle a accepté le rôle, elle a dit : « D’accord, je suis votre soldat ». Après coup, elle a tout de même avoué qu’elle aurait peut-être mieux fait de ne pas dire ça (rires). On est allés très loin.

Dans quel sens ?
MARRE : On n’a, par exemple, pas fait de répétitions, on ne faisait que tourner, souvent aussi pendant les pauses. De cette façon, on a rassemblé environ 90 heures de matériaux bruts. C’était un vrai marathon, mais Adèle a une bonne condition physique, elle a géré. Et il y a eu beaucoup d’improvisation aussi.
LECOUSTRE : On donnait en quelque sorte des thèmes de discussion aux acteurs, un sujet comme point de départ pour une scène, et ensuite on les laissait improviser. Une certaine scène, - scène importante du film d’ailleurs - où le père parle de leur naissance à Cassandre et à sa sœur, n’était même pas du tout prévue. Tout à coup, pendant une pause, ils ont commencé à improviser, en s’inspirant de leurs propres vies, pendant quasiment une demi-heure. Et on en a gardé cinq minutes dans le film.

La sœur de Cassandre, Melissa, est incarnée par la Bruxelloise Mara Taquin. Pourquoi convenait-elle pour le rôle ?
MARRE : En réalité, elle a d’abord auditionné pour le rôle principal. Elle ne convenait pas tout à fait, mais on la voulait absolument dans le film. Après un certain temps, on s’est rendu compte qu’il fallait qu’elle joue la petite sœur.
LECOUSTRE : Grâce à Mara, Melissa est devenue beaucoup plus dynamique, plus drôle et plus brutale qu’elle ne l’était sur papier. C’est peut-être un peu cliché, mais elle en a vraiment fait une personne en chair et en os.

C’est vrai que tous les autres personnages sont joués par des acteurs non professionnels ?
MARRE : Pas tout à fait, il y a encore d’autres acteurs professionnels, pour des plus petits rôles. Mais oui, la plupart des autres acteurs exercent aussi vraiment le métier qu’ils exercent dans le film. Pensez par exemple aux stewards et aux hôtesses de l’air, ou au formateur et au superviseur. Nous n’avons pas vraiment fait de différence. Pour nous, ils étaient tous acteurs. On disait même en riant que dans le domaine de l’aéronautique, Adèle était en réalité la seule non professionnelle (rires).

Le tournage a eu lieu en pleine pandémie, qui plus est dans plusieurs pays. C’était compliqué ?
MARRE : On a réussi à terminer la première période de tournage avant le premier confinement, mais par la suite, on a en effet dû tenir compte des mesures sanitaires et même reporter certaines choses, mais on n’a jamais dû arrêter le tournage. On travaillait avec une petite équipe, donc on a moins ressenti l’impact des mesures sanitaires que les grandes productions.
LECOUSTRE : La pandémie a aussi eu une influence sur des thèmes importants du film, tels que l’hypermobilité et les difficultés d’entretenir des relations humaines. La scène finale, à Dubaï, est aussi renforcée par les mesures sanitaires sur place. Le concept originel, avec des masses de touristes dans des aéroports bondés, on a dû l’enterrer (rires). Mais on a tout de même réussi à tourner dans quatre pays différents : aux Émirats Arabes Unis, en Espagne, en Belgique et en France.

Il n’y a pas aussi une partie à Varsovie, en Pologne, dans le film ?
MARRE : C’est dans la Varsovie bruxelloise, parce qu’on a tourné cette partie à la Cité Modèle à Laeken (rires).

RIEN À FOUTRE
FR, dir.: Julie Lecoustre, Emmanuel Marre, act.: Adèle Exarchopoulos, Mara Taquin
Sortie : 16/3