À la jonction du hip-hop de Compton, de la techno de Detroit et de la house de Chicago, la musique de Channel Tres imprime le rythme de l’époque. De Drake à Beyoncé, de Megan Thee Stallion à Cardi B, le rap et le R’n’B se réinventent désormais sur le dancefloor.
À la veille du printemps, le Botanique s’attend déjà à de fortes hausses des températures dans sa grande salle. Attendu ce 18 mars, sous les voûtes de l’Orangerie, le concert de Channel Tres affiche en effet complet de chez complet depuis plusieurs semaines. Véritable machine à danser, le projet initié par l’Américain Sheldon Young est une centrifugeuse de sons extatiques, profilée pour dérouiller les paires de jambes les plus engourdies de la planète.
Depuis la sortie du tube ‘Topdown’, en 2018, l’artiste a complètement chamboulé les attentes de l’industrie musicale avec une formule originale, née au sud de Los Angeles, dans le faubourg afro-américain de Compton. C’est là, à quelques pas des vieux exploits de Dr. Dre, que se dessine aujourd’hui l’avenir du rap et du R’n’B.
En remaniant les codes de la house et de la techno, en y injectant l’énergie de son quartier, mais aussi des influences piochées dans la soul, le funk, le gospel et le hip-hop, Channel Tres suscite le respect et l’admiration des artistes les plus aventureux de sa génération. JPEGMafia, Robyn et Tyler, The Creator ont notamment posé la voix sur ses productions, tandis que Duckwrth, Tove Lo, Disclosure, Mura Masa ou Polo & Pan se sont bousculés au portillon pour décrocher une collaboration. Même Sir Elton John, du haut de ses 75 ans, se déclare fan absolu de Channel Tres.
Le hip-hop qui déboîte (de nuit)
Après plus d’une décennie dévolue à une mélancolie « autotunée » et à des hymnes trap doublés d’une certaine noirceur, les vedettes du hip-hop et du R’n’B semblent retrouver le goût de la fête et le plaisir de danser. Ce n’est pas que le monde se porte mieux – ça se saurait ! –, mais suite à deux longues années de confinement, les têtes de série de l’industrie musicale s’accordent aux besoins des gens, s’essayant à quelque chose de différent : un truc dansant, dans l’air du temps.
L’exemple le plus remarquable de ces derniers mois est incontestablement Honestly, Nevermind, le septième album studio de Drake. Après plusieurs disques couronnés de succès commerciaux, mais dézingués par la critique pour leur manque d’audace et de prise de risque, la superstar canadienne a profité de l’été 2022 pour surprendre son public avec des morceaux inspirés par la house (‘Massive’, ‘Calling My Name’) et le Baltimore club (‘Currents’, ‘Sticky’), un genre musical dérivé du breakbeat, du hip-hop et de la house.
En remaniant les codes de la house et de la techno, Channel Tres suscite l’admiration des artistes les plus aventureux de sa génération
Quelques jours après la sortie de l’album de Drake, c’est Beyoncé qui, à son tour, reprenait du service avec ‘Break My Soul’. Dans ce tube, conçu comme une ode à la résilience, Queen B s’appuie, sans ambages, sur un sample dynamique du grand classique house des années nonante, ‘Show Me Love’ de Robin S. Au-delà de ce clin d’œil à l’histoire des nuits en boîte, le premier single de l’album Renaissance enferme également un bout de la voix de Big Freedia, le rappeur le plus connu de la scène bounce de la Nouvelle-Orléans.
« C’est une histoire de tempo, de basses très puissantes », résumait ce dernier dans les pages du quotidien français Libération. «Le bounce est né à La Nouvelle-Orléans il y a très longtemps… J’ai grandi avec cette culture comme la plupart des enfants noirs de la ville… L’énergie du bounce est intéressante quand on est petit car ça ne parle que de libérer le corps. C’est un esprit, plus qu’une simple musique : il s’agit d’être heureux et libre, et de prendre possession du dancefloor, d’être soi-même sans se soucier du regard des autres.»
Révélation spirituelle
Cette tendance à exhumer les grands succès de la house et de la techno est également à l’œuvre chez Cardi B et Megan Thee Stallion. Dans leur morceau collaboratif ‘WAP’, par exemple, les deux rappeuses font la loi sur un sample de ‘Whores in This House’, un hymne des clubs de Baltimore, signé en 1993 par le DJ américain Frank Ski. Plus largement, il est intéressant d’observer que la communauté afro-américaine se porte aujourd’hui au chevet de son propre héritage culturel. La house a vu le jour à Chicago, sous l’impulsion de DJ noirs, comme Frankie Knuckles qui, à sa manière, maniait les vinyles disco et R&B de l’époque pour en faire quelque chose de neuf et hypnotisant.
Quelques années plus tard, au milieu des eighties, le beat s’est répandu dans la ville voisine de Detroit pour s’orienter vers la techno grâce aux synthés analogiques texturés d’artistes afro-américains comme Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson. Les grandes avancées de ces pionniers irriguent désormais les productions révolutionnaires de Channel Tres. «Quand j’étais dans l’Oklahoma, à l’université évangélique de Tulsa, je me suis penché sur l’histoire de la musique électronique», retrace-t-il dans une interview accordée à The Guardian. « C’était comme une révélation spirituelle ! J’ai commencé à me dire : Oh, il y a des Noirs qui créent ce type de musique ? Des gens de Londres sont venus jusqu’à Chicago pour écouter leurs productions, et maintenant elles sont populaires, là-bas, en Europe ?»
Little Kanye West
Né en mai 1991 dans le quartier de Wilmington Arms, à Compton, où sa mère était alors adolescente, Sheldon Young a été élevé par son arrière-grand-mère au sein d’un large foyer, fréquenté par les membres d’une famille recomposée. De passage dans la maison, des oncles et tantes lui glissent alors quelques chansons de Prince ou Parliament dans les oreilles, tandis que les cousins lui vantent les métrites de Dr Dre et Ice Cube.
Chronologiquement, c’est pourtant à l’église, sur les bancs de la Church of God in Christ, que le petit Sheldon s’initie à la musique. Batteur de la chorale gospel de sa communauté, le garçon s’initie à la production, dès ses douze ans, lorsqu’un pasteur lui apprend à sampler des sons via un logiciel informatique. Attiré par la culture skate, obnubilé par le look de Pharrell Williams dans le groupe N*E*R*D, Sheldon Young traverse l’adolescence sur une planche à roulettes, se faisant surnommer « Little Lupe » (en référence à Lupe Fiasco) ou « Little Kanye West ».
Alors qu’il fête ses 19 ans, son cheminement vers la musique connaît un tournant déterminant. « J’ai fait la connaissance de mon père biologique », explique-t-il, toujours dans The Guardian. «Je ne l’avais jamais rencontré durant mon enfance. Mon père était un musicien de gospel connu à Los Angeles », dit Young.
Suite à deux ans de confinement, les têtes de série de l’industrie musicale s’accordent aux besoins des gens : un truc dansant, dans l’air du temps
« Cela m’a aidé à réaliser que, moi aussi, j’avais peut-être ça dans le sang...» Au lendemain de ses études universitaires, Young entame son périple musical sous la cape de Channel Tres. Rappeur le jour, DJ la nuit, l’artiste se cherche d’abord un son et une identité, avant de trouver une voie providentielle à l’écoute des productions de l’emblématique Moodymann qui, depuis ses débuts, ne cesse de souligner la filiation directe entre la house, la techno et les musiques issues de la culture noire américaine.
À sa façon, Channel Tres poursuit à présent ce travail de fond. Les quatre EP’s publiés depuis 2018 opèrent en effet d’incessants aller-retours sur la ligne du temps, créant des connexions futuristes à la charnière du dancefloor, du hip-hop et des légendes de la culture soul-funk. Capable de rassembler les fantômes de Barry White ou d’Isaac Hayes dans des morceaux profilés pour agiter les corps jusqu’au bout de la nuit, Channel Tres brouille les pistes (de danse) avec le regard tourné vers l’avenir.
De passage à Bruxelles, l’artiste s’apprête à dévoiler les titres de son prochain disque (Real Cultural Shit). Une nouvelle raison de s’enjailler, bras en l’air et tête à l’envers.