Serge Aimé Coulibaly: 'l'Afrique n'est pas une pièce rapportée'

Sophie Soukias
© BRUZZ
28/01/2019

Après avoir enflammé Avignon en 2017 avec Kalakuta Republik, le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly revient avec Kirina. Un spectacle d’une actualité brûlante où la danse, la musique et la parole unissent leurs forces pour remettre l’Afrique sur la carte de la grande marche de l’humanité et son histoire.

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« Aucun prérequis n’est nécessaire mais les personnes doivent être capables de marcher pendant soixante minutes sans arrêt : les figurants représenteront un peuple en marche, en mouvement », précisait l’appel du Théâtre National lancé sur Twitter et Facebook à la mi-janvier. Après Kalakuta Republik, une chorégraphie librement inspirée de la vie du révolutionnaire nigérian et père de l’afrobeat Fela Kuti, Serge Aimé Coulibaly se lance dans une nouvelle évocation de la lutte : Kirina. Avec ses compagnons d’armes ouest-africains, l’influent philosophe, économiste et poète d’origine sénégalaise Felwine Sarr (Afrotopia) et l’icône de la musique africaine contemporaine, la chanteuse malienne Rokia Traoré, le chorégraphe burkinabé basé à Bruxelles, ayant fait germer des collaborations aux quatre coins du globe (avec Alain Platel, Sidi Larbi Cherkaoui, Moïse Touré, Farid Berki, une compagnie australienne de danseurs aborigènes, ...), invoque une bataille fondatrice d’Afrique de l’Ouest, ses mythologies et ses symboles, pour éclairer sous un jour nouveau l’actualité mondialisée et son flux migratoire. De ces allers-retours continus entre passé et présent émergent des récits puissants pour l’avenir, de l’Afrique mais pas seulement. La bataille de Kirina datant de 1235 se clôture sur la Charte du Manden, considérée comme un texte précurseur de la déclaration universelle des droits de l’Homme.

Je crois que j'ai dépassé l'étape où on est révolté et qu'on a la rage au ventre

Serge Aimé Coulibaly

Lors de son passage au Théâtre National en décembre dernier, Felwine Sarr, l’auteur du livret de Kirina, expliquait qu’il ne condamnait pas la colère pourvu qu’elle soit salutaire. Votre nouveau spectacle est-il né d’un sentiment de colère?
SERGE AIMÉ COULIBALY: Je crois que j’ai dépassé l’étape où on est révolté et qu’on a la rage au ventre. Dans mes premières créations, il y avait cette envie de mettre l’Afrique sur la carte de manière très explicite. Avec le temps et l’expérience, on devient beaucoup plus fin et nuancé. Autrefois, j’avais tendance à vouloir affirmer absolument les choses au lieu de juste « être ». « Être » suffit largement parce que quand on « est », on est le message que l’on cherche à faire passer. Kirina, ça n’est pas de la colère mais des petites piqûres de rappel pour qu’on n’oublie pas que l’Afrique a fait partie de la marche de l’humanité et continue aujourd’hui d’en faire partie.


Kirina n’aurait pas pu exister dix ans plus tôt?
COULIBALY: Je n’aurais pas fait une pièce comme Kirina dix ans plus tôt parce que c’est un spectacle qui fait appel à la tradition, à la mythologie et à l’histoire africaines avec tous les clichés que ça soulève. On porte sur les Africains un regard très exotisant. C’est parce que j’ai douze spectacles à mon actif que je sentais que je pouvais me permettre de retourner au passé et de revenir avec un événement fort qui a construit l’humanité il y a neuf siècles. Lorsque j’ai commencé à travailler en France et en Belgique, on attendait de mes spectacles qu’ils soient ancrés dans le folklore et dans la tradition. Or je suis un créateur contemporain. Quand je présente mes spectacles dans les institutions en Europe, j’évite de parler de « créations africaines » car je sais que cela va soulever toute une série d’imaginaires alors que ces institutions sont censées être à l’avant-garde. C’est comme si les gens vous regardaient avec des yeux pleins de saletés et qu’il fallait les nettoyer pour qu’ils puissent enfin voir l’humanité et la force qu’il y a là. En Occident, les gens n’ont pas d’autre image de nous en tête que celle de gens en train de se noyer et qui s’échouent sur les plages européennes. Du coup, ça ne permet pas de se rencontrer vraiment.


Votre spectacle s’inspire d’ailleurs de ces flux migratoires.
COULIBALY: La base de Kirina est une marche. L’idée du projet m’est venue en 2015 quand on voyait tous ces réfugiés syriens et irakiens marcher vers l’Europe. Quand on pense à toute la richesse de la Syrie et de l’Irak et à ce que ces cultures ont apporté à la civilisation, ça m’a rappelé ces migrants africains avec une histoire héroïque et forte. J’ai pensé que Kirina pouvait être une manière de rappeler à l’humanité que nous sommes tous des passants. Et c’est pareil pour l’Europe. Il n’y a pas si longtemps, on fuyait l’Europe vers les Etats-Unis et l’Australie en bateau. Dans chaque chapitre de l’histoire de l’humanité, il y a un peuple qui fuit. Quand ça ne va pas ici, on va ailleurs. C’est juste la marche du monde. L’humanité a été créée ainsi et continuera sur cette même voie, et rien ne changera cela, pas même des Matteo Salvini.

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Les guerres continueront à sévir et l’homme à se déraciner. Une vision pessimiste de l’humanité ou tout simplement réaliste ?
COULIBALY: Ma vision du monde n’est, en général, pas très optimiste parce que je trouve que l’humanité n’apprend rien du passé. On répète les mêmes erreurs qui ont eu des conséquences catastrophiques. On crée l’apocalypse autour de nous, on se calme un peu et puis ça recommence. Quand il y a un changement positif, il fait presque toujours suite à une catastrophe. On peut citer l’exemple de la création des Nations Unies après le second conflit mondial mais c’est pareil dans la rue. Il faut attendre que les gens meurent de froid pour que des mesures soient prises.

Que fait-on pour garder espoir ? On se raccroche à l’art ?
COULIBALY: Ma danse est très positive. Je pars de la négativité pour activer le positif chez les gens. C’est comme s’il fallait les mettre en plein hiver pour qu’ils pensent au soleil. J’essaie d’emporter le spectateur, le faire voyager le plus loin possible et d’être en communion avec lui. En sortant, les gens doivent avoir l’impression d’être beaucoup plus forts qu’ils ne le croyaient. Je pense que c’est là que réside la force de l’art contemporain. On a pu en faire l’expérience avec les représentations de Kirina en Afrique de l’Ouest. Le public était à fond dedans. On sentait que les gens avaient besoin qu’on leur rappelle ce passé héroïque pour se sentir fiers. évidemment, la musique aide beaucoup parce qu’elle fait appel à des endroits de notre corps, de notre mémoire, de notre humanité qu’on ne peut pas toujours décrire avec des mots.


C’est là qu’intervient Rokia Traoré ?
COULIBALY: Rokia Traoré réinvente la musique africaine. Elle se réapproprie complètement les sonorités traditionnelles. C’est une créatrice d’aujourd’hui. Et c’était important justement pour ce type de création qui fait appel au passé et à la mythologie, avec tous les clichés qui s’ensuivent.

Les choses bougent. Vous voyez, je suis au Théâtre National ! (éclats de rires)

Serge Aimé Coulibaly

La collaboration avec Felwine Sarr s’inscrit dans cette même philosophie.
COULIBALY: Tout à fait. Le livret écrit par Felwine Sarr doit permettre que l’Afrique soit présente dans l’imaginaire du monde en termes de création artistique, au même titre que les grands ballets. La structure de Kirina prend la forme d’un ballet comme Le Lac des Cygnes afin que le spectacle puisse s’inscrire un jour dans le répertoire contemporain.

Quel a été votre premier contact avec la pensée et la poésie de Felwine Sarr ?
COULIBALY: Le grand déclic est venu du livre Afrotopia. Au fond de moi, j’avais toujours pensé des choses mais je ne savais pas comment les formuler. Et tout à coup, quelqu’un écrivait ce que je pensais de manière beaucoup plus claire et avec beaucoup plus de références. S’il faut repenser l’histoire africaine, c’est avec quelqu’un comme lui. Je l’ai beaucoup écouté, j’ai suivi ses conférences. Il a été d’emblée intéressé par le projet de Kirina. Quand on en parlait, il pensait tout de suite plus loin que moi (rires). Felwine Sarr est l’un de ces penseurs qui donne une certaine fierté à la jeunesse africaine et qui amène beaucoup de fraîcheur aux informations sur l’Afrique dans le monde. Il est arrivé à dire qu’on ne regardait pas l’Afrique avec les bonnes lunettes, que l’Afrique ne doit pas nécessairement tenter à tout prix de suivre l’Europe. Il y a d’autres valeurs vers lesquelles on peut se tourner, il n’y a pas que les valeurs monétaires.

L’ampleur grandissante du mouvement intellectuel et artistique de décolonisation de la pensée laisse espérer que les lignes bougent ?
COULIBALY: Les choses bougent. Vous voyez, je suis au Théâtre National (éclats de rire). Il y a trois ou quatre ans, j’étais essentiellement invité dans des festivals portant le label « africain » ou « diversité ». On commence à être de plus en plus ouverts et connectés même sans le vouloir. Le mouvement de décolonisation de la pensée donne énormément d’espoir mais c’est aussi via les réseaux sociaux qu’il se fait entendre. Parce que ces réflexions ont toujours existé, même dans les années quarante et cinquante, avec le mouvement de la négritude. Les intellectuels se rencontraient mais ils n’étaient pas spécialement médiatisés. Or aujourd’hui, tout le monde peut faire entendre sa pensée via son téléphone. L’effet de contamination est beaucoup plus rapide. Et ça se passe des deux côtés. Parce que souvent, quand j’entends ma mère parler, je pense qu’elle doit aussi se décoloniser (rires).

KIRINA: 29/1 > 2/2, Théâtre National, www.theatrenational.be

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