Dans sa première création théâtrale à voir à l’Espace Magh, le jeune comédien et auteur Yasser Jaafari – accompagné par le metteur en scène Rachid Benbouchta – donne une voix aux jeunes des quartiers populaires de Bruxelles. Entre rires et larmes, espoir et désespoir, Mordamed s’inspire d’une histoire vraie. « Cette pièce est pour moi une forme de deuil. »
Yasser Jaafari: du quartier au théâtre avec 'Mordamed'
Lorsqu’à l’occasion d’une répétition théâtrale, son frère metteur en scène demande à Yasser Jaafari de raconter la chose qui lui a fait le plus mal dans sa vie, l’acteur est incapable de faire l’exercice. Écrire faute de pouvoir parler. C’est ainsi qu’est née la pièce Mordamed inspirée d’un drame familial : la mort de leur frère, survenue en 2004.
Dans cette première création qui fait écho à la culture rap et urbaine propre à son univers, le jeune comédien et auteur de 22 ans s’interroge sur les raisons qui ont fait basculer son frère dans ce qu'il nomme « le vice du quartier », en donnant la parole aux personnages, entre autres, de Moh et Ahmed. Une plongée sensible et nécessaire dans les craintes, les espoirs, les joies et les peines de deux jeunes du versant populaire de Bruxelles qui, sans en avoir vraiment conscience, empruntent des trajectoires opposées qui détermineront leur existence.
Nous avons rencontré Yasser Jaafari à l’Espace Magh en compagnie de l’auteur et metteur en scène Rachid Benbouchta (J’appelle mes frères) qui a accompagné le jeune auteur dans le processus d’écriture de Mordamed avant de mettre la pièce en scène.
Comment s’est passée la collaboration ?
Yasser Jaafari : Ca a tellement bien fonctionné entre nous que j'ai demandé à Rachid s'il serait d’accord de mettre la pièce en scène et il a dit oui. « Il a dit oui », c’est comme un petit mariage (rires).
Rachid Benbouchta : Moi-même, je me disais que j’avais très envie de le faire. C’est une pièce très riche qui explore à la fois la tragédie et la comédie. On a beaucoup travaillé à différencier les deux personnages principaux : Moh et Ahmed. La situation de ces deux jeunes des quartiers qui se posent des questions, qui habitent le temps sans perspectives d’avenir particulières, m’a fait penser à En attendant Godot de Samuel Beckett. Il y a cette même idée d’attente veine, cette même désespérance.
Ça peut se traduire au théâtre avec de l’humour, de l’absurde, du cynisme.
Qu’est-ce qui différencie les deux personnages Moh et Ahmed ?
Jaafari : La pièce rejoint l’histoire de mon frère qui est décédé en 2004. Je me suis demandé pourquoi nous avions suivi des chemins différents. Qu’est-ce qui fait que certains parviennent à s’en sortir et d’autres non ? Les réponses sont souvent trop simplistes. Je me rends compte que c’est d’ordre sociétal plus qu’autre chose.
La ghettoïsation nous empêche d’avoir les mêmes chances que les autres. Je n’aime pas la victimisation mais il y a une double difficulté à sortir de ces quartiers. Premièrement parce qu’il faut affronter le regard des autres et ensuite parce que la culture y est très différente de la culture « occidentale. »
Benbouchta : Il y a la notion de fonctionnement d’une société, le lieu où on naît, la situation dans laquelle on vit. Mais il y a aussi la notion de choix et c’est là qu’intervient le dédoublement du personnage. Les choix que Moh et Ahmed vont faire vont déterminer toute leur existence. D’une part, la pièce est traversée par un événement tragique mais de l’autre, on est face à une troupe de comédiens qui jouent une pièce.
Cela renvoie à l'idée de réalisation, à la volonté de se transformer, à transformer le monde dans lequel on évolue. Chez le personnage d’Ahmed, on sent une envie de donner une place à l’amour, à l’avenir, il a l’espoir d’avoir des enfants. Alors que Moh cherche constamment à se restreindre. Ahmed est dans un processus de construction alors que Moh est dans la destruction.
Jaafari : Les scènes se terminent souvent par une interrogation car je n’avais pas envie de faire une pièce pour les jeunes des quartiers leur expliquant la voie à suivre pour s’en sortir. Ils auraient eu l’impression d’entrer dans une salle de classe plus que dans un théâtre. J’espère que les spectateurs se raccrocheront à l’idée la plus juste à mes yeux mais mon objectif n’est pas d’imposer une morale quelconque. Je ne détiens pas de vérité.
Le texte n’est pas toujours déclamé, il y a également des passages en rap.
Jaafari : Au départ ça partait sur du slam. J’écris avec des rimes, j’aime quand il y a du rythme dans le texte. J’avais écrit un texte qui était assez brut et Rachid a eu l’idée de transformer cette partie en rap. J’écoute du rap donc il y a un peu de mon univers dedans.
Aboubakr Bensaihi joue à vos côtés dans la pièce. Il a été révélé au grand public dans le film Black (2015) de Bilall Fallah et Adil El Arbi. Est-ce que c’est un film qui vous a inspiré, qu’en avez-vous pensé ?
Jaafari : J’ai écrit le texte de Mordamed avant Black. Aboubakr avec qui j’ai fait du théâtre était très tôt présent dans le processus d'écriture. J’ai pensé le rôle pour lui parce que je le trouve très bon et que j’aime son côté brut qui correspond bien au personnage de la pièce. Après, en ce qui concerne Black, je pense que c’est une fiction plus qu’autre chose et comme dans toute fiction les faits sont exagérés. Ça reste un film de Hollywood à la bruxelloise. Ce que j’y ai vu, je n’y ai jamais été confronté.
Vous étiez davantage dans une démarche réaliste ?
Jaafari : Je voulais parler des moments où j’ai eu des difficultés à trouver réponse à mes questions. La première fois que je suis tombé amoureux, par exemple. Je me suis demandé ce que ce serait d’être marié à une black. Toutes les questions qu’un jeune du quartier rencontre dans son cycle jusqu’à l’âge adulte. Mais je ne pense pas être un adulte, je suis encore un petit gamin (rires).
Vos personnages se posent aussi des questions sur Dieu.
Jaafari : Étant musulman, je me suis demandé si j’allais parler de Dieu et comment le faire. Dans la pièce, on arrive à un moment où toutes les religions sont confrontées. Aucune religion n’a tort, les athées aussi ont raison. Dieu est le même pour tous. En tout cas, moi c’est ce que je pense.
À quel public la pièce Mordamed s’adresse-t-elle ?
Benbouchta : On s'adresse beaucoup aux jeunes, on organise une représentation scolaire qui est déjà remplie. On veut échanger avec eux mais on cherche également à interpeller les personnes ayant un pouvoir d’action sur la société, les représentants politiques.
Jaafari : J’écrivais pour les jeunes en premier et toutes les personnes qui sont en contact avec eux. Pour ma part, c’est un professeur et des éducateurs qui m’ont permis de faire ce que je suis en train de faire aujourd’hui : écrire et suivre des cours supérieurs en même temps. Donc c’est vraiment pour eux, pour qu’ils sachent qu’ils ne servent pas à rien, qu’un professeur, un éducateur, peut changer la vie d’un jeune. Une bonne rencontre, en somme.
Quelle a été cette bonne rencontre pour vous ?
Jaafari : Mon frère ne fréquentait pas la maison des jeunes à côté de chez nous. Le soir, j'avais l’habitude de prendre mon ballon et d’aller jouer au foot. Un jour, un éducateur m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais, il est 19 heures ? Viens, on est en train de monter une pièce de théâtre, on a besoin d’un gamin pour jouer Le Malade imaginaire. »
C’était la bonne rencontre au bon moment. C’est une question de cadre aussi, mes profs, mes éducateurs et mes parents aussi. Ils se sont dit qu'ils avaient raté quelque chose avec le grand. J’ai eu un cadre plus ferme et en même temps plus souple car mon père s’est adouci, j’ai profité de moments avec lui que mes grands frères n’ont pas connus.
> Mordamed. 15/11 > 25/11, 20.00, Espace Magh, Bruxelles
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