Lorsque Alesandra Seutin donne un workshop à Londres ou à Dakar, les danseur.euse.s du monde entier s’arrachent leur place auprès de la chorégraphe dont la méthode fait des étincelles. La preuve avec les danseurs street Aurel Zola et Max De Boeck qui s’y sont essayés à l’occasion du festival bruxellois Congolisation au KVS. « Ce qui compte, c’est de rester soi-même. Take it or leave it.»
Les autres bons plans du festival Congolisation 2021
Outre la très attendue carte blanche confiée à la chorégraphe internationale Alesandra Seutin (voir ci-contre), le festival Congolisation promet d’enchaîner les coups de foudre. Les festivités s’ouvrent le 30 juin avec une flashmob qui se charge de ranimer vos membres engourdis par des mois de quarantaine. Parallèlement, Anne Wetsi Mpoma présente l’exposition Ndoto. La curatrice à la tête de la Wetsi Art Gallery interroge les grands défis de la diaspora africaine à travers les travaux de cinq artistes. À découvrir sur les murs du KVS et de sa galerie. La soirée prend un tournant littéraire avec les interventions d’auteur.ice.s en phase avec leur temps. Dans Yaya na Leki, Moussa Don Pandzou et Lieven Miguel Kandolo abordent les questionnements de la jeunesse en diaspora. De son côté Lisette Lombé présente son dernier recueil incendiaire Brûler, Brûler, Brûler. On la retrouve plus tard, entourée des grandes dames du spoken word Joëlle Sambi et Lisette Ma Neza pour une puissante session slam. Côté théâtre, c’est la metteuse en scène Axelle Verkempinck qui donne le ton le 1er juillet avec Save me a spot, écrit et créé par le tout nouveau collectif Les Bakonzi. La soirée du 3 juillet se consacre à l’entreprenariat artistique en Afrique avec, entre autres, une rencontre exclusive avec Nix, cofondateur de Deedo, première plateforme de streaming de musique africaine. La soirée s’achève en hip-hop avec le concert de clôture du festival, assuré par les inspirants Isha et Miss Angel, qu’on ne présente plus.
FESTIVAL CONGOLISATION
30/6 > 3/7, KVS, Facebook: Congolisation, www.kvs.be
L’interminable hibernation forcée des théâtres et de la vie artistique a quelque peu camouflé une information de plus haute importance: Alesandra Seutin est de retour dans la capitale depuis un an et demi. Née à Harare au Zimbabwe d’un couple sud-africain et belge, elle grandit à Bruxelles avant d’entamer sa formation artistique à Londres, en théâtre-danse au Conservatoire Trinity Laban et en chorégraphie et performance à l’Université de Middlesex.
Jusqu’à ce que le Vieux Continent se fasse trop petit et que sa soif d’apprendre la pousse à explorer de nouveaux horizons : les États-Unis, l’Asie, l’Afrique surtout. Au Sénégal, elle est l’élève de Germaine Acogny, souvent citée comme la « mère de la danse africaine contemporaine », avant de devenir ambassadrice de sa méthode et de reprendre la direction artistique de son École des Sables à Dakar aux côtés de Wesley Ruzibiza.
Celle qui a fait de Londres sa base principale pendant près de 23 ans et fondé sa propre compagnie (Vocab Dance), revient dans le Bruxelles de sa jeunesse, avec lequel elle n’avait jamais vraiment coupé les liens. Après avoir été la coach artistique et dramaturge du duo bruxellois de danseuses house Les Mybalés en 2018 et figuré l’année suivante au casting de Dear Winnie, mis en scène par Junior Mthombeni et dont elle assurait également la chorégraphie, Alesandra Seutin signe les débuts officiels du chapitre bruxellois de sa carrière au festival multidisciplinaire Congolisation.
Elle assure la partie « dansée » des festivités via une carte blanche mettant à l’honneur deux artistes internationaux (Junadry Leocaria et Akeim Toussaint Buck) ainsi qu’une collaboration avec le duo de danseurs Aurel Zola et Max De Boeck, chorégraphes et fondateurs de The Revolutionary. Au croisement de la danse street et commerciale, le collectif belge crevait les petits écrans en 2019 en participant au télécrochet de M6 La France a un incroyable talent. Introduits à Alesandra Seutin via le musicien et metteur en scène Pitcho Womba Konga, l’homme derrière le festival Congolisation, la chorégraphe intervient pour mettre les deux jeunes danseurs sur le chemin de la création contemporaine à travers un spectacle qu’ils ont construit ensemble.
Quel a été le point de départ de cette création ?
ALESANDRA SEUTIN : Mon travail se focalise sur l’existence noire. Quand je dis « noir », je parle des hommes et femmes de couleur dans une société primordialement blanche. Je veux mettre la lumière sur les corps noirs parce qu’ils sont souvent maintenus dans l’ombre. On retrouve cette même idée de hiérarchie dans les différents styles de danse. Les formes traditionnelles et les danses dites ‘urbaines’ sont rarement considérées comme du « high art ». C’est important pour moi d’amener ces styles dans les théâtres et de les mettre sur scène via des créations.
AUREL ZOLA : Lorsqu’on a échangé avec Alesandra sur sa vision de la danse, on a compris qu’on était sur la même longueur d’onde.
MAX DE BOECK : Au sein de notre compagnie The Revolutionary, on a toujours prôné l’importance d’avoir un message.
ZOLA : Au-delà des pas, on essaie de raconter quelque chose avec notre corps en partant, avant tout, de nos émotions.
Ça a changé ma vie d’aller à l’École des Sables et de revenir à Londres en sachant que j’ai ma place dans le monde de l’art
La pièce s’intitule A Black Man Art.
SEUTIN : C’est l’homme noir avec sa force, sa vulnérabilité, ses sentiments, ses émotions, sa beauté et sa grâce. À côté de ça, j’ai également été très inspirée par le morceau ‘The Blacker the Berry’ de Kendrick Lamar. Ses prises de position faisaient écho à mes questionnements en Belgique. Mon premier réflexe a donc été de demander à Max et Aurel de me raconter la première fois qu’ils s’étaient sentis regardés ou traités différemment en tant qu’hommes noirs. Leurs histoires m’ont inspiré beaucoup d’images mentales et de tableaux. Ça a été le point de départ d’une véritable exploration. Le tout dans une ambiance ouverte où il était vraiment possible de partager. J’aime créer des safe spaces où les danseurs se sentent suffisamment à l’aise que pour se donner à la création.
Quelles sont les histoires que vous avez souhaité partager avec Alesandra Seutin ?
ZOLA : Je me suis focalisé sur l’histoire de mon père qui a quitté le Congo pour l’Europe et qui a fait des études de médecine à l’ULB. Il a subi le racisme de plein fouet. Après avoir été diplômé, il a dû attendre dix ans avant de pouvoir exercer en tant que médecin. Pendant toutes ces années, il a enchaîné des boulots qu’il n’aimait pas pour pouvoir nourrir sa famille. Il me disait qu’en tant que personne de couleur, j’allais toujours devoir faire mieux que les autres. Aujourd’hui encore, avant un rendez-vous, je me dis que je dois être excellent parce qu’on risque de me juger à ma couleur de peau. J’ai vu mes parents souffrir de ne pas être acceptés dans la société, cela a conditionné mon éducation.
DE BOECK : De mon côté, c’est un peu particulier parce que je suis métis et que j’ai grandi avec ma mère qui est blanche, et non pas avec mon père. Ce qui fait que j’ai été élevé « à la Belge ». C’est assez récemment que j’ai compris à quel point on me voyait comme « noir » et non pas comme « moitié-moitié ». On te perçoit différemment et on te traite différemment aussi. Ça peut être pour des choses très simples, comme lorsque tu es dans une file à la boulangerie et que tu constates que tu n’as pas le même traitement que d’autres personnes dans la file. Mais j’ai toujours cherché à prendre du recul par rapport à ces comportements et à en rire. Car il n’y a rien que je déteste plus que le statut de victime. Il faut surtout parler, œuvrer à une prise de conscience et montrer qu’on a notre place dans la société.
La danse est un moyen parmi d’autres de réclamer cet espace.
SEUTIN : C’est certain. Dans la danse c’est un vrai challenge d’affirmer sa place, encore plus en tant que femme. Je suis partie construire ma carrière à Londres il y a plus de vingt ans et j’ai vraiment pu constater ce système d’échelles. J’ai vu des artistes extrêmement inspirant.e.s être au top de leur carrière pour ensuite disparaître complètement. Alors que d’autres étaient promus, couronnés et ouvraient leur propre école. La plupart des personnes « racisées » – je ne sais pas si j’aime bien ce terme – ne sont pas parvenues à briser ce plafond de verre. De mon côté, je me partage entre ma compagnie de danse, mon travail de co-directrice artistique à l’Ecole des Sables au Sénégal et mon statut de « Guest Artistic Director » pour The National Youth Dance Company (Sadler’s Wells) à Londres.
Alesandra Seutin, votre parcours est marqué par votre rencontre avec la chorégraphe Germaine Acogny, fondatrice de l’Ecole des Sables au Sénégal, dont la méthode fusionne danses traditionnelles d’Afrique de l’Ouest et danses contemporaines. Germaine Acogny a été votre mentor depuis 2011. Aujourd’hui vous transmettez sa technique.
SEUTIN : Ça a changé ma vie d’aller à l’Ecole des Sables et de revenir ensuite à Londres en sentant que j’ai ma place dans le monde de l’art et que j’ai des choses à dire. À Londres, je sortais d’une école de danse contemporaine où les personnes brunes se comptent sur les doigts de la main. Quand j’essayais d’amener ma culture, on me poussait à proposer des choses plus « abstraites », on voulait me ramener à un univers qui était le leur, mais qui n’était pas le mien. En revenant à Londres, je me suis dit que ç’en était fini de me censurer et que j’allais être moi-même à 100%, avec mes idées et ma vision : Take it or leave it. Ma rencontre avec Germaine Acogny m’a donné cette conviction qu’il fallait que je sois moi-même et que je me découvre. Je suis noire et pourtant je suis biologiquement métis. Lorsque j’étais ado, j’étais grunge, tout en écoutant du hip-hop. Les gens veulent te mettre dans des cases, mais tu es qui tu es. Tout simplement. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’a plu chez Max et Aurel. Ils ont leur propre sensibilité. Je ne vois pas deux types de personnes, je vois juste deux âmes. À partir de là, on essaie et on explore.
Qu’est-ce qui vous a émue dans leurs pratiques de street dance respectives ?
SEUTIN : Avant de commencer à travailler avec eux, j’ai regardé leurs vidéos Instagram pour voir comment ils bougent. J’ai constaté qu’ils avaient déjà un univers et un vocabulaire. Ils avaient déjà beaucoup à donner, notamment en termes de propositions. De mon côté, je pouvais amener une nouvelle physicalité et de nouvelles intentions en travaillant sur les images et sur les émotions.
ZOLA : Le but d’Alesandra est d’essayer de faire ressortir le meilleur des artistes. Ce qui se trouve au plus profond de nous. Elle a utilisé notre histoire et notre vécu dans le show. Ce sont des choses qui nous appartiennent et qu’on n’a pas eu forcément l’opportunité de partager. Elle arrive à connecter en nous l’artiste, l’adolescent qui a été dans la douleur et l’adulte aujourd’hui, qui a surmonté beaucoup de choses mais qui n’en est pas pour autant venu à bout de ses frustrations. C’est très deep.
Le but d’Alesandra est de faire ressortir le meilleur des artistes. Ce qui se trouve au plus profond de nous
Qu’est-ce que cela déclenche en vous ?
DE BOECK : Des choses qu’on n’a jamais exprimées dans la vie de tous les jours. Aurel et moi, on se connaît, on sait ce qu’on a traversé et c’est magique d’avoir l’opportunité de l’exprimer par le show. Ça fait un bien fou. Après, peut-être que tout le monde n’est pas prêt à tenter ce genre d’expérience.
L’introspection n’est pas un travail sur soi qui est spécialement facile à faire.
ZOLA : Oui c’est sûr, il faut avoir une certaine maturité, avoir fait un travail sur soi-même et se comprendre. Alesandra arrive à un stade de notre vie où on est prêts à travailler nos émotions. Ça fait du bien parce que quand tu danses, tes gestes prennent sens. Ça n’est pas que des steps en réaction à une musique ou à un beat, tu es vraiment connecté à toi-même. Tu sais pourquoi tu fais tel ou tel mouvement.
Alesandra Seutin, quel est le secret de votre méthode ?
SEUTIN : Un de mes motos est ‘living in the movement’. C’est l’idée de ne pas créer pour créer mais de savoir pourquoi on le fait. Quand je travaille avec des danseurs, je m’attache à questionner leurs intentions. Car un geste, y compris les gestes les plus banals de la vie de tous les jours, s’inscrivent toujours dans une culture et sont porteurs d’une signification. Danser, c’est dire des choses avec son corps. Mon vocabulaire à moi est ancré dans les danses du continent africain. Je pars des danses modernes, urbaines, club, etc. pour créer un monde contemporain du point de vue de la gestuelle mais aussi de la voix.
Votre compagnie s’appelle Vocab Danse.
SEUTIN : J’étais chez moi, à Londres, et il me fallait un nom pour ma compagnie de danse. Je me suis dit que le premier CD que je toucherais au hasard dans ma collection allait peut-être m’inspirer. Je suis tombée sur un album des Fugees dont ma chanson préférée est ‘Vocab’. La voix, le chant, le mouvement, tout ça est un vocabulaire. Ça faisait sens. « Vocab », c’est aussi une référence à l’inspiration ancestrale de ma pratique. Je suis allée tard en Afrique pour étudier la danse et c’est là que j’ai pris conscience que la danse s’inscrivait dans une culture qui allait au-delà du mouvement et qui englobait d’autres formes d’art. C’est d’ailleurs la même chose avec le hip-hop. Ça n’est pas que de la danse, c’est aussi du rap et du graffiti. Je ne travaille pas singulièrement mais globalement. Or j’ai remarqué que dans la danse contemporaine, surtout en Europe, la danse s’inscrit dans des techniques, mais pas toujours dans une culture. Ça là que j’interviens pour essayer d’insérer quelque chose en plus.
Vous êtes partie construire votre carrière à Londres à l’âge de 18 ans à peine. Qu’avez-vous trouvé de l’autre côté de La Manche que Bruxelles n’était peut-être pas en mesure de vous offrir à ce moment-là ?
SEUTIN : Je suis désolée de le dire mais Londres a vingt ans d’avance sur Bruxelles (rires). Je parle de la mentalité de la ville. Il y a tellement d’avance culturelle pour les gens afro-descendants, au niveau de l’insertion et de la place qu’on a dans la société. Quand je suis arrivée à Londres il y a 23 ans, il y avait déjà des librairies spécialisées, le Black History Month et des Saturday Schools pour que les gens des Caraïbes et les Africains puissent apprendre leur histoire. En Belgique, on n’apprenait pas notre histoire à l’école.
Aujourd’hui vous êtes de retour à Bruxelles.
SEUTIN : Je suis revenue à Bruxelles pour la qualité de vie, pour être plus proche de ma famille et aussi parce que j’avais envie d’investir quelque chose ici. En arrivant à Bruxelles, je me suis dit qu’il y a plein de talents et d’artistes qui n’ont peut-être pas toutes les clés pour construire leur carrière et j’aimerais les y aider. Je veux être présente, conseiller et donner du courage. Car c’est en voyant des artistes qui me ressemblent sur scène que j’ai trouvé ma motivation personnelle. Être présente ici pourra, je l’espère, inspirer d’autres artistes.
FESTIVAL CONGOLISATION: A BLACK MAN ART
2/7, 20.30, KVS BOX, Facebook: Congolisation,
www.kvs.be
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