Dans le spectacle The Divine Cypher présenté au Kaaitheater, la chorégraphe afro-brésilienne Ana Pi dialogue avec la cinéaste américaine Maya Deren, qui a filmé les danses vaudoues en Haïti il y a près de 80 ans. Loin des clichés exotiques, elle préfère mettre en évidence l'immense influence de ces danses séculaires sur les danses urbaines contemporaines.
Le vaudou, aussi connu sous le nom anglais de voodoo, fait malheureusement encore penser, pour la plupart d’entre nous, à des poupées dans lesquelles on plante des aiguilles. Mais dans son spectacle solo The Divine Cypher, Ana Pi, chorégraphe et artiste visuelle afro-brésilienne basée à Paris, fait totalement abstraction des clichés sur cette religion haïtienne. Elle présente les mouvements typiques des chorégraphies rythmiques qui jouent un rôle crucial dans les rituels vaudous, ainsi que dans les rituels de la religion brésilienne similaire, le candomblé, et qui ont également une grande influence sur le style des danses urbaines actuelles. Pas étonnant de la part d’une artiste qui en 2014 lançait son Tour du monde des danses urbaines en dix villes sous la forme d’une conférence interactive.
« Par exemple, dans le vaudou et le candomblé, pendant les cérémonies, les gens dansent en cercle, autour d’un danseur. Cette chorégraphie préfigure les cyphers de street dance d’aujourd’hui, où un danseur est encouragé par ses pairs qui se tiennent en cercle autour de lui ou elle », explique Ana Pi. « Le freeze, technique de base du breakdance, est aussi très présent dans le vaudou et le candomblé. L’influence est très large, on retrouve d’autres mouvements de danse anciens dans le hip-hop et le funk brésilien, par exemple. »
Dans sa performance, Ana Pi tient également en équilibre sur sa tête une grande bouteille d’eau en plastique, en partie en hommage aux femmes d’Haïti et d’autres pays qui, traditionnellement, portent de lourdes charges avec grâce. « Mais c’est aussi un clin d’œil à une série de vidéos TikTok », sourit Ana Pi. « En 2020, le Joro challenge, très populaire sur TikTok, consistait à se filmer en train de danser avec une bouteille ou une canette sur la tête. Je veux entrelacer le passé, le présent et le futur dans mon travail. »
Nouvelles réalités
La principale source d’inspiration de The Divine Cypher est le film – et livre éponyme – Divine, Horsemen de la réalisatrice expérimentale américaine Maya Deren. Au milieu du XXe siècle, Deren a consacré environ sept ans de sa vie à l’observation de la culture haïtienne et des danses du patrimoine vaudou. Mais observer n’est peut-être pas le bon mot. « Deren utilise la caméra d’une manière extrêmement créative ; avec ses images elle crée, pour ainsi dire, une nouvelle réalité. Lorsque j’ai découvert son travail à l’université, un nouveau monde s’est ouvert à moi. Quand on regarde son film, la caméra est comme un corps. »
« Mon spectacle n’a pas pour but de convoquer des esprits, je veux montrer que la danse peut être l’expression d’un superpouvoir humain »
Dans The Divine Cypher, Ana Pi entre en dialogue avec les images de Deren, qui sont projetées sur scène. Elle diffuse également un enregistrement unique de musique sacrée haïtienne, enregistré par Deren elle-même.
La performance a un fort caractère poétique, qui permet à Ana Pi de rester à l’écart de tout cliché exotique. « Les dirigeants coloniaux ont élaboré des stéréotypes autour du vaudou et du candomblé, des religions qui ont leurs racines en Afrique et qui ont été propagées par la traite des esclaves. Ils ont mis l’accent sur la magie noire, par exemple, pour susciter la peur et cataloguer ces religions comme dangereuses et inférieures. Je vais décevoir les personnes qui voudraient voir ce genre de clichés. Mon spectacle n’a pas pour but de convoquer des esprits, je veux montrer que la danse peut être l’expression d’un superpouvoir humain, et qu’elle peut conduire au bonheur et à la beauté. La fonction de la danse dans le vaudou et le candomblé est de célébrer la vie, elle montre le pouvoir de la célébration. En dansant, on peut faire la fête et prier en même temps, il y a donc des danses spécifiques associées aux prières aux dieux de la justice ou de l’eau, par exemple. » Ana Pi fait également le lien avec la samba populaire de son Brésil natal, mieux connue du grand public grâce au carnaval de Rio de Janeiro. « Samba signifie ‘prier’. »
Comme nous le savons tous, danser et faire la fête ensemble est devenu beaucoup plus compliqué ces dernières années à cause d’un certain virus. « Nos vies sont devenues beaucoup plus mortes », dit Ana Pi sans détour. « Les fêtes sont très précieuses, elles nous donnent de l’énergie. Et pour l’instant, nous n’avons pas suffisamment accès à cette source d’énergie. »
Dialogues sans frontières
La pandémie a aussi sérieusement entravé son projet en rendant impossible tout déplacement en Haïti. « J’ai eu la chance de pouvoir me rendre une fois dans le pays, en février 2020, pour assister aux festivités du carnaval. Je voulais commencer par le carnaval, parce que le film de Deren se termine par une scène pendant un carnaval. Après ce voyage, j’avais l’intention d’y retourner plusieurs fois, mais les frontières ont été fermées. »
Pour compenser cette déconvenue, Ana Pi a recherché des artistes haïtiens qui, comme elle, vivent en Europe – elle-même vit à Paris depuis dix ans. Mais elle est également restée en contact étroit, via des plateformes en ligne, avec les artistes qu’elle a rencontrés en Haïti. Elle intégrera ces conversations intercontinentales dans une vidéo, intitulée Another Anagram of Ideas, destinée au musée MoMA de New York.
Ana Pi a reçu une bourse du MoMA en 2020 pour son projet The Divine Cypher. « Après avoir reçu cette bourse, c’était frustrant de ne pas pouvoir réaliser mon projet comme prévu, mais avec le temps, j’ai pu voir cela comme un défi, pour échapper à ces restrictions. J’ai ensuite décidé d’en faire une œuvre plus fictive, où l’on peut faire imploser les frontières du temps et de l’espace. L’œuvre de Maya Deren s’y prête parfaitement, car elle a été une pionnière dans l’utilisation de la technologie vidéo pour capturer librement les mouvements du corps et en transmettre la connaissance. »
Tout comme Deren, Ana Pi assume le rôle de chercheuse et de pédagogue. « Pendant The Divine Cypher, j’installe aussi un coin sur scène avec du matériel de recherche, que j’appelle ma chapelle de recherche », dit-elle. « Je veux aussi transmettre des connaissances, mais d’une manière créative, avec des images et des actions. Je veux stimuler l’imagination. »
Le fait que Deren, en tant que femme au milieu du vingtième siècle, n’ait pas reculé devant une telle entreprise est également une grande source d’inspiration pour Ana Pi. « Moi-même, en ces temps modernes, on me demande encore s’il n’est pas dangereux pour une femme de voyager seule dans des pays comme Haïti. Puis, je pense à Deren, qui l’a fait des décennies avant moi. Elle avait aussi un mentor féminin, à savoir Katherine Dunham (danseuse, chorégraphe et anthropologue afro-américaine, NDLR). J’espère que d’autres suivront après moi, pour poursuivre ce travail. »
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