Mère de quatre garçons, deux fois mariée, coiffeuse et joyeuse sorteuse, Georgette Libertiaux dite ‘Jo’ a traversé la vie comme elle l’entendait et sans jamais se retourner. Dans un nouveau spectacle, son fils Cédric Eeckhout la fait monter sur scène pour retracer le fil de son histoire, d’apparence banale, pour en dévoiler le caractère exceptionnel. « Ma mère a participé, à sa façon, à l’émancipation des femmes. »
Qui est Cédric Eeckhout?
— Naît le 21 avril 1977 à Namur. Il est le cadet d’une famille de quatre enfants. ll rêve d’être acteur et entame en 1997 des études à l’IAD
— Il travaille au théâtre avec des metteurs en scène tels que Thomas Ostermeier, Christiane Jatahy et Anne-Cécile Van Dalem. Joue au cinéma dans des films de Joachim Lafosse, Antoine Cuypers ou encore Anne Sirot et Raphael Balboni
— En 2021, il crée The Quest, stand-up dans lequel il dresse des similitudes entre son destin et celui du continent européen au bord de l’implosion. Sa mère Jo Libertiaux y tient un rôle. Deux ans plus tard, elle devient l’héroïne de son nouveau spectacle Héritage
Après avoir sollicité une première fois sa mère dans un spectacle racontant la séparation de ses parents sur fond d’Europe post-Brexit (The Quest), l’acteur et metteur en scène bruxellois Cédric Eeckhout remet le couvert avec Héritage.
Aux côtés de son fils et de la chanteuse et pianiste Pauline Sikirdji, Georgette ‘Jo’ Libertiaux livre le récit de sa propre existence. Celle d’une enfant issue d’un milieu populaire, ayant embrassé l’abondance et l’insouciance des décennies d’après-guerre. Celle d’une mère de quatre enfants qui ne s’est refusé ni de travailler ni d’aimer. Celle d’une femme mariée très jeune, et prête à tout quitter au nom du bonheur et de la liberté.
Alors que Cédric Eeckhout essaie de cerner la part de lui-même dans les souvenirs de sa mère, Jo Libertiaux revisite son passé à travers les yeux de son fils, qui tente de monter une pièce de théâtre. Une ode tendre et drôle à toutes les féministes de l’ombre, dont beaucoup ne mesureront sans doute jamais l’héritage qu’elles nous ont laissé.
Jo Libertiaux, rêviez-vous de devenir un jour actrice ?
Jo Libertiaux : Franchement, je n’y ai jamais pensé. C’est Cédric qui est venu avec la proposition. Je me suis dit : « Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il me demande ! ». Mais je n’ai pas refusé.
Pourquoi avoir accepté le challenge ?
Libertiaux : Je l’ai fait pour mon fils. Et parce que je suis curieuse de tout. C’était aussi une manière de voir comment mon fils menait sa vie. Car quand vous êtes complètement extérieure au monde du théâtre, vous n’avez aucune idée de ce que ça représente de jouer la comédie ou de monter un spectacle. Voir mon fils au travail m’a apporté énormément de bonheur.
Cédric Eeckhout, pourquoi avoir voulu raconter l’histoire de votre maman ?
Eeckhout : Pour plusieurs raisons. Le fait d’avoir perdu mon beau-père pendant le confinement m’a fait penser aux autres êtres chers qui peuvent s’en aller. À côté de ça, j’étais nourri par des lectures comme Une Femme d’Annie Ernaux et Lettre à ma Mère d’Albert Cohen, et la volonté de mettre en lumière un certain type de vie qui n’a rien d’exceptionnel.
Ne le prends pas mal, Maman.
Jo Libertiaux, pensez-vous aussi que votre vie n’a rien d’exceptionnel ?
Libertiaux : Ah oui, c’est vrai.
Eeckhout : La manière que ma mère a eue de mener sa vie n’a rien d’exceptionnel dans le sens où on n’en parle pas dans la littérature ou ailleurs. Mettre ces vies au plateau est un acte politique. Je veux réhabiliter la vie de cette femme, coiffeuse, fausse blonde en talons aiguilles et minijupes.Une femme qui tout en étant féminine et libre voulait des enfants et un mari. Ma mère, qui n’était pas du tout politisée, ne colle pas aux clichés de l’émancipation des femmes, mais elle participe au changement parce qu’elle a défendu son propre plaisir et sa joie.
Jo Libertiaux, les années soixante et septante ont été traversées par des grands combats politiques en faveur des droits des femmes et notamment de l’avortement. Aviez-vous conscience de vivre une époque de changements majeurs ?
Libertiaux : Non, pas du tout. Je prenais mes décisions en suivant mon instinct. Mais je constate avec bonheur aujourd’hui que j’y ai participé à ma manière. Je me souviens avoir signé une pétition à l’époque en faveur d’un médecin qui pratiquait l’avortement dans une maternité provinciale à Namur et qu’on menaçait de renvoyer. Je trouvais normal d’avoir le droit d’avorter en cas de grossesse non désirée. Mon rêve à moi était d’avoir six enfants et d’être très jeune mère, mais c’est un choix comme un autre.
Avez-vous aimé être mère de quatre enfants ?
Libertiaux : Ah oui ça, j’ai adoré.
Vous avez aujourd’hui 78 ans, si vous pouviez réécrire le roman de votre vie, est-ce que vous y apporteriez des changements ?
Libertiaux : Non, je ne regrette rien. J’ai fait les choix que j’ai faits à l’âge que j’avais et à une époque qui était très différente d’aujourd’hui.
Pensez-vous que la vie soit plus facile aujourd’hui ?
Libertiaux : Ah non alors ! La vie était beaucoup plus facile à l’époque. Je suis née après la guerre (début de la période dite des Trente Glorieuses, marquée par une forte croissance économique et une augmentation du niveau de vie, NDLR). J’ai eu une enfance très insouciante, à 14 ans j’entrais dans un salon de coiffure que je quittais trois mois plus tard parce que je ne m’y plaisais pas. Et le lendemain je retrouvais du travail. À 22 ans, j’ouvrais mon propre salon tout en ayant deux enfants.
« Je ne rouspétais pas, je laissais dire mon mari. Et un jour, j’en ai eu marre d’obéir »
Et pensez-vous que la vie soit plus facile pour les femmes aujourd’hui ?
Libertiaux : Oui sans doute, parce qu’à mon époque le mariage impliquait une obéissance totale à son mari. Les femmes ne pouvaient pas avoir de compte en banque. J’ai pu en ouvrir un uniquement parce que j’étais indépendante. Je ne rouspétais pas, je laissais dire mon mari. Et un jour, j’en ai eu marre d’obéir.
Eeckhout : Dans le spectacle, Maman explique que dans une société de consommation qui battait son plein, elle avait toujours plus et plus: plus d’objets, plus de biens matériels, plus d’enfants. Mais quelque chose ne tournait pas rond. .
Vous n’avez pas eu peur de divorcer à une époque où c’était beaucoup moins courant que de nos jours ?
Libertiaux : Non, parce que ma philosophie de vie est que rien n’est impossible. J’ai divorcé parce que je voulais être libre et ne plus subir. Je suis partie et j’ai fait construire une maison de mes propres mains. Six mois plus tard, je rouvrais un salon de coiffure.
Eeckhout : On n’est pas face à une situation de femme battue qui claque la porte. Ma mère et mon père se sont rencontrés à l’âge de 14 et 17 ans, avec le temps, leurs routes se sont éloignées. Le tout dans un contexte où la plupart des hommes pensaient que tout leur était dû. Et ce type d’hommes existe toujours, d’ailleurs. Mais ça n’a pas empêché ma mère d’aimer ses maris et de vouloir se remarier.
Cédric Eeckhout, quel regard portiez-vous sur votre mère lorsque vous étiez enfant ?
Eeckhout : J’ai vu une femme qui était déjà dans le combat. Elle a divorcé quand j’avais cinq ans. Elle était seule avec quatre garçons. Comme elle avait été mariée très jeune, elle vivait une nouvelle jeunesse. Elle aimait sortir, aller au dancing. Je comprenais qu’il y avait un combat pour que la vie se passe bien. Notre niveau de vie a beaucoup diminué. Je n’ai pas eu la chance de partir aux sports d’hiver comme l’avaient fait mes grands frères. À la place, je faisais des stages de théâtre. Et je n’en étais pas moins malheureux.
Vous êtes devenu acteur.
Eeckhout : Oui, c’était ce que je voulais faire de ma vie. J’étais le clown de la famille et je pense que je sentais bien qu’il y avait une tristesse à cacher là-dessous. Dans le spectacle, j’explique que je voyais ma mère comme quelqu’un de très combatif mais aussi comme quelqu’un de différent des autres mères de mon entourage. Mes parents m’avaient placé dans un collège jésuite élitiste et ma mère, coiffeuse, divorcée, fausse blonde et en tenues sexy détonnait au milieu des autres parents d’élèves. Elle m’a transmis une force de caractère qui m’a permis de ne pas avoir honte d’elle.
Aujourd’hui, cette mère, fausse blonde, coquette et pleine de vie est au centre d’une pièce de théâtre qui lui est dédiée. On voit peu de femmes de 78 ans sur les planches.
Libertiaux : C’est vrai, et c’est dommage. On a Line Renaud qui a 95 ans ! (rires).
Eeckhout : Chez ma mère, il y avait pendant les répétitions un souci de perfection qui était lié à la vieillesse. Quand on est actrice et qu’on vieillit, on n’a pas envie de montrer qu’on a parfois des trous de mémoire. Maman n’a pas arrêté de nous dire qu’elle voulait être la meilleure. Le problème, c’est qu’à force de vouloir être une bonne élève, on finit par ne plus être soi-même. Or, la beauté réside dans l’acceptation d’être, sur le plateau, l’humain que l’on est aujourd’hui. Parce que sinon, j’aurais demandé à Catherine Deneuve de jouer ma mère. Et je pense d’ailleurs qu’elle aussi, à son âge, aurait demandé de porter une oreillette.
Le port d’une oreillette s’est rapidement imposé ?
Libertiaux : Parfois j’en ai besoin. Et parfois, non.
Eeckhout : L’oreillette est devenue partie intégrante du spectacle. Quand c’est nécessaire, mon assistante et collaboratrice Eulalie Roux, qui est présente sur le plateau, souffle le texte à ma mère. Dans l’introduction du livre qu’elle consacre à la vie de sa mère Une Femme, Annie Ernaux explique qu’elle va essayer de rester « en deçà » de la littérature et qu’il ne s’agira pas vraiment d’une biographie. Cette formulation, qui a pourtant valu beaucoup de critiques à Annie Ernaux, me donne les larmes aux yeux. En écrivant Héritage, je disais constamment à mon dramaturge Nils Haarmann qu’il fallait que l’on fasse du théâtre sans faire du théâtre. Que le théâtre devait être vu comme un acte de transformation. D’ailleurs dans la pièce, je me transforme en ma mère et je joue avec mes souvenirs comme un enfant qui se déguise. Héritage est un geste théâtral mais qui est aussi un geste d’amour.
Jo Libertiaux, comment recevez-vous ce geste d’amour ?
Libertiaux : Comme le plus beau des cadeaux.
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