À la Monnaie, Michael De Cock du KVS et Fabrice Murgia du National ont uni leurs forces et leurs équipes pour adapter Der Schauspieldirektor, une œuvre méconnue de Mozart qui résonne étrangement avec les interrogations du secteur culturel en temps de pandémie.
Michael De Cock en quelques dates
- 1973 naissance à Mortsel.
- 2006 directeur artistique de ‘t Arsenaal à Malines.
- 2009 écriture et mise en scène du spectacle Reverence.
- 2010 publie Aller/Retour avec le photographe Stephan Vanfleteren.
- 2010 publie la BD Rosie en Moussa, avec la dessinatrice Judith Vanistendael.
- 2016 nommé directeur artistique du KVS.
- 2016 joue le rôle du Vice-premier dans la série télé DE 16.
- 2016 création de Kamyon.
- 2017 met en scène Odysseus. Een zwerver komt thuis.
Fabrice Murgia en quelques dates
- 1983 naissance à Verviers.
- 2006 Diplômé au Conservatoire de Liège.
- 2009 Création de son premier spectacle Le Chagrin des Ogres.
- 2012 Création à Lausanne du spectacle Les enfants de Jéhovah.
- 2012 Création de Ghost Road avec Dominique Pauwels et Vivianne De Muynck.
- 2016 prend la direction du Théâtre National.
- 2018 Création du spectacle Sylvia autour de la vie et de l’œuvre de Sylvia Plath avec An Pierlé Quartet.
On a la permission de jouer ». C'est ainsi que s'ouvre De Schauspieldirektor, une œuvre de Mozart créée à Vienne en 1786 sur un livret de Gottlib Stephanie le Jeune. Cette "comédie accompagnée de musique", composée à la même période que Le nozze di Figaro, parodie le petit monde de l'opéra du XVIIIe siècle. Dans le script original, on voit deux directeurs de théâtre et un imprésario auditionner des chanteuses pour constituer une nouvelle troupe.
Au-delà des péripéties burlesques de ce "Singspiel", résonnent les interrogations, presque existentielles, sur la programmation et la mission d'un théâtre qui font écho à la situation difficile que traversent nos institutions culturelles frappées de plein fouet par la crise sanitaire.
Dans une programmation complètement chamboulée par la fermeture des salles, la Monnaie a mis à son programme cette œuvre à la distribution réduite, qui, outre son thème, se prêtait particulièrement à une diffusion en streaming. Pour la mise en scène de cette production sous la direction musicale d'Alain Altinoglu, Peter de Caluwe a fait appel à ses deux compères de la Troïka, deux "vrais" directeurs de théâtre bruxellois Michael De Cock du KVS et Fabrice Murgia du Théâtre National, tous deux auteurs et metteurs en scène.
Placés devant l'impossibilité de faire venir le public, les deux hommes n'ont pas voulu se contenter d'un spectacle filmé dans une salle vide. Ils nous proposent de restituer la jubilation de la partition mozartienne dans une création originale qui mêle le chant, la musique, le théâtre et le cinéma dans un esprit de liberté.
Une œuvre écrite il y a près de deux siècles qui résonne étrangement avec la situation que traversent les institutions culturelles aujourd'hui, est-ce la magie des grandes œuvres ou le signe que rien ne change ?
Michael De Cock : La première phrase du spectacle avait évidemment une résonance toute particulière pour nous. Sinon, il y a effectivement des choses qui ne changent jamais. Les discussions sur l'art, sur ce qu'on peut jouer, ce qu'on doit jouer ou qui doit être représenté sur la scène, sont toujours d'actualité. Cette collaboration entre les trois institutions que sont la Monnaie, le KVS et le National est une envie qu'on entretient depuis longtemps, mais dans le cours d'une saison "normale" où les projets s'enchaînent les uns après les autres, on n'en a pas toujours le temps. On a profité de la proposition de Peter (de Caluwe, NDLR) pour nous mettre ensemble et combiner les équipes, les comédiens et aussi les langues pour un spectacle vraiment belge qui est un éloge des arts et de la passion, avec derrière ça, la question de la réouverture des salles.
Fabrice Murgia : La question, c'est ouvrir les salles pour faire quoi ? Ces directeurs vivent un tremblement de terre culturel, ils ne savent plus s'ils doivent faire de la comédie, du drame. Si les places doivent être chères ou pas, s'ils doivent corrompre les journalistes pour qu'ils fassent des bonnes critiques. Ils sont complètement paumés en fait. Et ça nous ressemble assez bien en ce moment.
Pour accentuer l'ancrage avec notre époque, vous avez adapté le livret, avec notamment des allusions à la spécificité bruxelloise.
Murgia : Le livret est assez daté. C'est clair qu'on l'a lu avec le prisme du Covid et de ce qu'on traversait. On y a glissé des allusions à Bruxelles, à la politique culturelle belge, aux trois langues, à la situation Covid, mais aussi des grands clins d'œil à l'époque de Mozart. À vrai dire, le livret ne change pas tellement. On a gardé le texte d'époque en changeant quelques mots. On s'est rendu compte qu'en mettant juste le mot Covid à un endroit, le reste de la scène marchait.
« On s’est rendu compte qu’en mettant juste le mot Covid à un endroit, le reste de la scène marchait »
Der Schauspieldirektor, c'est aussi The Voice dans l'orangerie de Joseph II ?
Murgia : Oui, on est dans une espèce de télécrochet transposé dans la Vienne du XVIIIe. Ça se ressent quand on lit le livret. On est dans l'usine à vannes.
De Cock : Dans la version originale, il y avait trois auditions. On en a fait quelque chose de très cinématographique. Il y a dans cette comédie un ton assez rock'n'roll. C'est très burlesque. On a vraiment développé le texte et la mise en scène dans cette direction-là. Il y a une liberté assez étonnante dans l'écriture. Par ailleurs, Mozart n'aimait pas trop le livret, comme il l'a dit dans une de ses lettres. C'est un travail de commande qu'il a fait à la fin de sa vie, et on y sent tout son métier. Il y a le côté festif de sa musique qu'on reconnaît tout de suite. Ce n'est pas une œuvre très connue de Mozart mais on reconnaît sa patte. C'est ce qui rend pour moi Der Schauspieldirektor très beau et très particulier.
Murgia : On n'est pas dans l'opéra. On n'a pas voulu construire quelque chose sur la musique. On donne un contexte à la musique qui, à son tour, nous donne un contexte.
De Cock : On a complètement abandonné l'idée du streaming. On n'a pas voulu se contenter de filmer un spectacle live dans une salle vide avec trois ou quatre caméras. C'est un vrai court-métrage avec un découpage et une découverte du bâtiment de la Monnaie.
Murgia : On alterne des moments de comédie très théâtrale et des séquences filmées de concert. C'est comme une respiration qui nous plonge dans l'introspection avec les musiciens pendant trois minutes et juste après, on passe à trois minutes de comédie qui restitue l'époque de Mozart.
Pendant le confinement imposé par la pandémie vous avez tous deux mené différents projets, notamment pour aller vers d'autres publics, quel bilan en tirez-vous ?
Murgia : Moi je ne me suis pas trop lancé dans le streaming. J'y crois en termes d'archivage, c'est pour ça que c'est très bien que le RTBF l'ait fait parce que c'est ce qu'on pouvait faire pour donner du travail aux artistes, mais je me suis plutôt lancé dans la radiophonie avec le programme VOIX.E.S. En termes d'audience, le bilan est pour l'instant très positif. À côté de ça, on a beaucoup répété pour préparer la relance. On a produit des spectacles pour montrer plus tard quand ce sera possible.
De Cock : Nous aussi on a toujours répété. On a des tas de spectacles qui sont prêts. Quand on ouvrira les salles, il y aura un tsunami de spectacles de tous les côtés. On a aussi fait des podcasts. Et à certains moments, il y a eu des opportunités comme celle-ci. On a fait pas mal de choses en extérieur. On est allé dans les écoles, dans les hôpitaux. On va faire une version télé de Madame Bovary avec Jaco Van Dormael. À cause ou grâce au Covid, on a eu des opportunités, malgré toute cette misère. On a travaillé sans relâche pour trouver d'autres moyens d'aller chercher le public.
Murgia : Je ne me suis pas trop posé la question du public qui n'allait plus au théâtre pas plus qu'au restaurant, ils peuvent encore regarder la télé, lire des livres. On sait qu'il va revenir ce public. On a freiné, on a perdu du temps sur l'élargissement des publics parce que notre boulot, ce n'est pas de montrer des belles choses aux gens qui ont l'habitude de venir, c'est de se demander qui n'est pas dans les salles et comment les faire venir. En même temps, je suis persuadé qu'il y a assez de public dans Bruxelles. Ceux qui en pâtissent, ce sont les freelances et les artistes. Moi je n'ai pas trop souffert, j'ai une subvention, j'ai un salaire. J'ai essayé de donner du travail à un maximum de gens.
De Cock : 80 pourcents de notre boulot, c'est de faire en sorte que nos moyens puissent aboutir chez les gens qui en ont besoin. Il fallait absolument qu'on continue à produire parce qu'il y a des gens, des familles d'intermittents qui sont liés au théâtre, de près ou de loin, et qui ont besoin d'argent pour vivre. C'est pour cela que maintenir les salles fermées plus qu'un mois ou deux, c'est incompréhensible. Avec des protocoles très stricts, on peut travailler avec une jauge de 50, 100 ou 200 personnes. L'important n'est pas là car les théâtres ne devraient pas être vides. J'espère que, très vite, on pourra montrer des choses dans des conditions très protégées s'il le faut, parce qu'on est responsables et on est conscient de tout ce qui se passe dans le monde. Nous, on est prêts à recommencer, même avec un public limité. On travaille dans des conditions hyper sévères. On se fait tester tous les deux jours. On sait gérer des publics, comment les faire entrer et sortir. Toutes nos salles ont des systèmes de ventilation hyper efficaces.
« Il fallait absolument qu’on continue à produire parce qu’il y a des gens, des familles d’intermittents qui sont liés au théâtre et qui ont besoin d’argent pour vivre »
Pensez-vous que dans le théâtre aussi, il y aura un monde d'après. Certaines pratiques seront-elles définitivement révolues ou ça va reprendre comme avant ?
Murgia : Les mythes, les histoires, les personnages traverseront le Covid, donc je ne sais pas si ça changera fondamentalement. Ça fait un peu plus de 2 000 ans qu'on est occupés avec ça et, je crois que ça tient la route.
De Cock : Le public a un grand besoin de se revoir, de se rencontrer. C'est la rencontre qui nous rend humain et dont on a besoin. Ça ne va pas disparaître, ni de notre vie, ni dans les 2 000 années devant nous. Je crois de plus en plus que les gens ont envie de partager des histoires d'amour. Je l'ai ressenti chez nous quand on a joué Mrs Dalloway. Juste avant le deuxième confinement, on a eu trois semaines d'ouverture. Dans la salle, il y avait des gens en pleurs. On ne peut pas s'imaginer le besoin qu'ont les gens de se raconter des histoires d'amour, de passion et de partager la culture. Ils veulent voir des histoires sur l'humanité et pas seulement sur le Covid. À la fin de cette pandémie, les gens auront besoin de se rencontrer, d'aller à la plage, de vivre.
Murgia : En ce qui me concerne, je n'aurai pas trop envie d'en parler de cette pandémie quand elle sera derrière nous. On aura envie de passer à autre chose. Une espèce d'amnésie collective, peut-être.
De Cock : Oui ce serait pas mal.
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