Comment amener sur scène un thème aussi chargé que l’holocauste oublié des Roms ? Le compositeur Fabrizio Cassol et la metteuse en scène Lisaboa Houbrechts répondent en toute sobriété, avec I Silenti.
Ce spectacle est la première collaboration entre le compositeur et musicien Fabrizio Cassol, un nom bien établi sur la scène locale et européenne, et Lisaboa Houbrechts, relativement nouvelle dans le milieu des arts de la scène bruxellois. Ce qui les lie, c’est qu’ils aiment entremêler les fils personnels, culturels et historiques. Dans I Silenti, comme dans un drame grec, un chœur se forme autour du chanteur et musicien tzigane aveugle Tcha Limberger. Avec quelques musiciens et une danseuse indienne, cette troupe diversifiée évoque le génocide oublié des Roms orchestré par les nazis. Ce faisant, ils transmettent le message suivant : être muet et silencieux peut avoir un effet salutaire, mais la dissimulation et l’ignorance, jamais. « On ne parle pas assez de ce qu’a enduré un peuple fier comme les Roms », dit Cassol.
Comment vous êtes-vous rencontrés et comment Tcha Limberger a-t-il croisé votre chemin ?
Lisaboa Houbrechts : Je travaillais comme stagiaire sur le Requiem pour L. d’Alain Platel et j’ai été bouleversée par la musique de Fabrizio. Nous avons commencé à parler, de la vie et d’art. J’ai immédiatement ressenti une connexion. C’est comme ça que tout a commencé.
Fabrizio Cassol : Tout à fait, et lorsque nous étions au Berliner Festspiele pour la première, nous avons visité ensemble le musée de l’Holocauste. Notre collaboration a pris forme dans cette émotion. Je me souviens de l’avoir vue très émue dans une pièce où se trouvaient des lettres personnelles de Juifs. À ce moment-là, je savais déjà que Tcha, avec qui j’ai, depuis longtemps, un lien particulier, serait au centre de mon prochain projet. Je l’ai également appelé du musée pour lui dire que je trouvais étrange qu’il n’y ait rien de tel sur les Roms. Il avait l’air irrité : « Mais oui, c’est toujours pareil. » Plus tard, nous avons poursuivi la conversation et il est devenu évident que nous en parlerions dans la nouvelle représentation.
Houbrechts : Je ne connaissais pas encore sa musique, mais j’ai été immédiatement touchée. Alors que je parlais dans un café de Bruegel, la performance très personnelle que j’avais réalisée pour Toneelhuis, Tcha s’est soudain mis à chanter. Cela a eu un effet salutaire sur moi.
Cassol : Tcha est un vrai polyglotte. Il connaît le grec, le roumain et le turc, mais il peut aussi chanter des classiques flamands, Brassens, Sinatra et des standards de jazz.
Houbrechts : Tout en s’appropriant toujours cette musique avec sa grande imagination. Cela fait de lui un grand conteur d’histoires. Voir Tcha chanter, sur scène aussi, a été une expérience si profonde que le besoin de montrer plein de choses s’est vite envolé. C’est pourquoi I Silenti est devenu une quête de la sobriété, avec pour question centrale : comment rendre visible quelque chose d’indicible ?
En même temps, vous voulez souligner l’importance des traditions orales qui sont réduites au silence. La culture du silence chez les Roms, sur leur histoire et leurs souffrances, n’a pas facilité les choses ?
Houbrechts : Les Roms ne sont qu’une note de bas de page dans notre histoire car ils n’ont pas de culture écrite. La plus grande partie de ce que nous savons d’eux a été écrite par des non-Roms. Ils vivent dans le présent. Donc ils ne touchent jamais au passé. Tcha, qui est à moitié rom, m’a dit un jour qu’il était interdit de traduire leur langue dans une autre langue.
Cassol : Interdit me paraît trop autoritaire. À un niveau plus profond, il s’agit de protéger la connaissance à travers une tradition orale. Pour moi, Tcha est une âme cosmique avec une capacité innée à s’adapter à tous les styles de musique. C’est une bibliothèque vivante de la tradition orale. Comme il est aveugle, il doit tout mémoriser de toute façon. Pour la musique, j’ai repris des madrigaux de Monteverdi, qui (comme les Roms) vivait à un carrefour de cultures. En Italie, il a dû entrer en contact avec diverses traditions orales, comme la polyphonie improvisée, la musique sarde et corse... Cela l’a inspiré. Même si ses madrigaux sont stylistiquement très éloignés de la réalité de Tcha, j’essaie à travers eux de revenir à l’origine de la musique. Au cours du processus d’écriture, les textes des madrigaux de Monteverdi sont devenus des lettres que les Roms n’ont jamais vraiment écrites, contrairement aux lettres que nous avons vues au musée de l’Holocauste.
Comment avez-vous fait concrètement ?
Cassol : J’ai combiné et distillé les mots de différents madrigaux jusqu’à obtenir une sorte d’essence. Le contenu prend une tout autre signification en raison du contexte de l’holocauste oublié. Par exemple, Lasciatemi Morire – « Laissez-moi - mourir (parce qu’il m’a quitté) » – qui était une expression de chagrin d’amour, devient maintenant... wow.
Houbrechts : La mise en scène est liée à la façon dont Fabrizio a construit la musique. Je montre des images des camps d’extermination, avec les victimes qui sont rayées sur les photos au stylo-bille. En déthéâtralisant et en rendant les choses plus sobres, on a su ajouter quelque chose. Je le vois plus comme un poème, qui peut être métaphorique, que comme un véritable texte de théâtre, qu’il faut commencer à expliquer. Écrire de la poésie est aussi un processus d’atténuation.
« On ne parle pas assez de ce qu’un peuple fier comme les Roms a enduré »
Le besoin de déthéâtralisation a pris une dimension supplémentaire quand Shantala Shivalingappa, la danseuse du spectacle, n’a pas pu quitter l’Inde parce qu’elle voulait s’occuper de sa mère frappée de paralysie.
Houbrechts : Cette mère, c’est Savitry Nair, une icône du monde de la danse indienne qui s’est également installée en Occident dans les années soixante. Une hémorragie cérébrale l’a soudainement enfermée dans son corps et avec elle toute sa mémoire de la danse. Dans le sillage de sa mère, Shantala s’est retrouvée très jeune dans des productions de Maurice Béjart, Peter Brook et Pina Bausch. Elle a aussi passé toute sa vie à osciller entre les traditions de l’Est et de l’Ouest. Et là, elle nous a demandé : « Est-il vraiment nécessaire que je me déplace, parce que ma mère ne peut plus le faire. » Un peu comme Tcha, ses origines étaient aussi réduites au silence. Heureusement, ils ont tous deux été touchés par la musique et par notre histoire sur les Roms, qui ont eux aussi quitté l’Inde pour l’Europe. Plus que jamais, nous avons été confrontés à la fragilité de la tradition orale et à la mélancolie qui l’accompagne.
Cassol : Le symbole de la danse indienne qui ne bouge plus et ne parle plus. Soudain, nous étions vraiment livrés au silence. Shantala, qui a dû manquer les premières représentations en raison de l’apparition du variant Delta, sera présente pour la première fois au Théâtre National. Ce sera très spécial. Mais tous ceux qui seront sur scène cette fois-ci ont une bonne raison d’y être.
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