Amir Reza Koohestani est l’invité du Kunstenfestivaldesarts où il présentera sa nouvelle pièce Hearing. Le dramaturge-metteur en scène et sa troupe Mehr incarnent le renouveau du théâtre iranien.
Hearing : une perle du théâtre iranien
Cette nouvelle génération capable de naviguer comme pas deux à travers les codes de la censure, offre un théâtre tout en nuances. La pièce prend place dans un dortoir universitaire pour filles le soir de la Saint-Sylvestre. Le drame éclate lorsqu’une étudiante pense avoir entendu la voix d’un homme dans la chambre d’une de ses camarades et que l’information arrive aux oreilles de la responsable du dortoir.
Hearing se déroule en Iran dans les années qui suivent la Révolution. C’est une période que vous avez connue en tant qu’enfant. La pièce s’inspire-t-elle de souvenirs, de choses qu’on vous a racontées ?
Amir Reza Koohestani : C’est un ensemble de plusieurs choses. Il y a les souvenirs d’amies qui ont connu les dortoirs pour filles. Mahin, une des actrices de la pièce, m’avait raconté comment elles s’amusaient, faisaient la fête. Et des histoires cocasses aussi. Par exemple, lorsqu’un technicien devait venir fixer quelque chose dans le dortoir, on l’annonçait au microphone. D’un côté il fallait se couvrir mais il y avait aussi l’excitation de la présence masculine. Et puis il y a aussi Homework d’Abbas Kiarostami filmé en 1989. En regardant le documentaire pour la deuxième ou troisième fois j’étais choqué de voir à quel point les enfants avaient peur de la caméra et du gars derrière la caméra. Pourtant, on leur posait des questions très simples, comme ce qu’ils pensaient des devoirs, quelles étaient les punitions, etc. Mais rien n’y faisait, ils étaient terrifiés. Je suis né en 1979, j’avais donc le même âge que les enfants à l’écran. J’aurais pu être dans cette classe, souffrir des mêmes angoisses. J’avais complètement refoulé cette période. Vous pensez être une personne normale et puis un beau jour vous vous rendez compte que vous avez eu une enfance folle et vous vous demandez à quel point cela a influencé votre existence. C’est toutes ces questions auxquelles je n’ai pas de réponse qui m’ont amené à écrire Hearing.
Koohestani : Je pense que la paranoïa en Iran est un phénomène très spécifique. Chez nous, il y a une grande différence entre la vie publique et la vie privée. Ce qui vous rend parano c’est l’idée qu’on découvre que vous vous comportez de manière différente dans votre vie privée, que vous ne suivez pas la loi à la lettre. Dans la pièce il est question d’un dortoir pour filles. Elles ont une vingtaine d’années, donc biologiquement elles devraient être en contact avec les hommes. Et elles le sont : dans la vie publique. Elles vont au cinéma, elles sortent mais quand c’est l’heure, elles rentrent dans leur dortoir unisexe. Ce qui rend les choses compliquées c’est que les hommes sont absents du dortoir mais à la fois très présents, même si ça n’est pas physiquement. Alors quand une des filles dit avoir entendu la voix d’un homme, c’est difficile de départager le vrai du faux. Dans ce dortoir elles sont entre le rêve et la réalité.
Hearing se situe également entre le rêve et la réalité. L’utilisation d’un dispositif vidéo renforce le sentiment que certaines scènes sont de l’ordre du rêve. Parfois du cauchemar, si on pense aux images floues dans le long corridor noir.
Koohestani : Pour moi ce corridor c’est la représentation de l’esprit, de ce qui se passe dans votre tête, votre conscience. Quand vous avez 18 ou 19 ans vous ne pensez pas que si vous confiez à une amie que vous avez entendu la voix d’un homme, cela pourrait changer la vie de quelqu’un à jamais. Plus tard dans la pièce le personnage de Samaneh, celle qui a indirectement dénoncé sa camarade, revient. Devenue adulte et mère de famille, sa conscience lui travaille.
Koohestani : Si je maintiens la scène dans le noir et que je dirige un spot sur les acteurs, c’est une manière d’illuminer une part de l’esprit qui est dans l’ombre. En dehors de ce type de scénographie appelée black box, je voulais également briser les frontières entre le public et la scène. Il fallait donc un personnage parmi le public afin que ce dernier se sente impliqué. En général, les gens se sentent mal à l’aise avec ce genre d’interaction. Quand ils vont au théâtre, ils veulent rester des spectateurs. Quoi qui puisse se passer dans la pièce, au fond, ça ne les concerne pas. Ils sont du bon côté de la salle. La chef du dortoir qui est placée dans le public est souvent ressentie comme une antagoniste, une figure à laquelle on se s’identifie pas. Pourtant, elle n’est ni une fanatique, ni une fondamentaliste. Son point de vue se justifie. Elle a généreusement accepté qu’on lui confie la clé du bâtiment alors que le dortoir devait normalement être fermé, comme c’est le cas dans toutes les universités du monde le soir du Nouvel An. Et puis ça dérape ! On peut comprendre sa position.
Justement, la position de chaque personnage est justifiable, compréhensible.
Koohestani : Exactement. Neda peut dire j’ai vingt ans et j’ai le droit de ramener mon copain. La situation est compliquée parce qu’on est face à des gens ordinaires. La chef de dortoir fait de son mieux pour suivre les règles, même si elle n’y croit pas forcément. Ce genre de profils on les trouve partout, pas besoin d’être en Iran. Pareil pour Neda, lorsqu’elle s’exile en Suède et qu’on lui demande de prouver son implication politique en Iran. À nouveau elle doit se justifier. À nouveau on est persuadé qu’elle ment. J’aime quand les situations sont complexes. Ça aurait été facile de mettre un barbu à la place de la chef du dortoir. Tout le monde se serait dit : Ah oui, d’accord, c’est un homme et en plus il est fanatique, tout s’explique, c’est un mauvais ! Mais en fait on aurait pu se retrouver dans cette même situation ! Je pense que c’est d’autant plus important pour le public non iranien de saisir les nuances.
Koohestani : Si un Européen devait se retrouver à une des représentations en Iran, il serait surpris d’entendre les gens rire alors que les dialogues n’ont pas l’air si drôles que ça. C’est parce que le public iranien est focalisé sur le texte, sur les détails dans l’intonation. Comme les Européens ne peuvent pas les saisir, ils vont se concentrer sur d’autres éléments : la présence physique des acteurs, les silences, la peur et l’atmosphère étouffante qui se dégage de la scène. C’est très intéressant à observer.
En Europe, un certain nombre de clichés circulent sur la société iranienne. Les personnages féminins de Hearing en sont très loin. Ce sont des femmes qui s’affirment et qui ne se laissent pas faire.
Koohestani : Oui c’est vrai, c’est moi le lâche de la troupe (rires). Après le Mouvement vert en 2009, j’étais très prudent, elles étaient beaucoup plus courageuses que moi. Vous savez, même si le gouvernement essaie de les contrôler, les femmes ont du pouvoir chez nous et cela se ressent dans tous les aspects de la société. 59% des étudiants sont des femmes. Malgré les restrictions, elles sont 17 au Parlement. La principale architecte du pays est une jeune femme. C’est pareil dans le monde artistique. On a de très bonnes réalisatrices et metteuses en scène. D’ailleurs, je refuse de les catégoriser comme des femmes artistes, ce sont de bonnes artistes tout court. Prenez Afsaneh Mahian par exemple, dont la pièce A bit more everyday va aussi être jouée à Bozar. Les femmes ont très souvent un propos sociopolitique, elles protestent contre le système et revendiquent leurs droits.
À propos de protester contre le système. Comment on s’en sort avec la censure lorsqu’on est un dramaturge en Iran ? C’est le genre de questions qui nous intéressent beaucoup ici en Europe.
Koohestani : Oui je sais, j’essaie de formuler ma réponse autrement pour ne pas me répéter (rires). On est tous d’accord que la censure c’est moche et inhumain, surtout dans l’art. Mais en même temps, paradoxalement, c’est très prometteur car cela vous donne l’impression que votre travail compte. Quand le gouvernement commence à avoir peur de vos productions artistiques, c’est la preuve que vous êtes en mesure de changer les choses. Pour être honnête, quand je travaille en Europe, le comité de censure me manque! Je dis toujours à mes amis qu’on doit être fiers de vivre dans un pays en voie de développement, même si la dénomination est insultante. Si un pays est développé c’est qu’il a atteint un point d’autosatisfaction qui implique qu’il ne compte pas évoluer davantage. Lorsqu’en 2009, le gouvernement a coupé tous les subsides aux compagnies théâtrales, on a bien dû trouver un moyen de s’en sortir. Avec le nouveau gouvernement, la situation s’améliore. Hearing est ma pièce la plus politiquement et socialement engagée. On y parle de la condition des femmes, des dortoirs, de la situation des réfugiés politiques. Le personnage principal s’appelle Neda, du nom de la jeune femme tuée par balles par un membre de la police paramilitaire lors du Mouvement vert. On se disait que si le comité de censure validait la pièce, il nous demanderait à coup sûr de changer le nom de Neda. Mais il ne l’a pas fait.
Kunstenfestivaldesarts : Hearing 23 > 26/5, Bozar, 02-210.87.37, www.kfda.be
Kunstenfestivaldesarts 2016
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