Depuis que la plateforme Timiss a pris ses quartiers au Zinnema pour l’été, la maison anderlechtoise est devenue l’épicentre des arts urbains dans la capitale. À ne pas manquer pendant ce takeover: la nouvelle création de Jenny Ambukiyenyi Onya. Dans Religion? Kitend¡, la chorégraphe et metteuse en scène basée à Bruxelles revisite l’histoire de la sape congolaise dans une perspective décoloniale. « Les sapeurs étaient clairement des avant-gardistes en la matière.»
Jenny Ambukiyenyi Onya en quelques dates
- Naît en 1985 à Kinshasa. Grandit à Liège
- Se lance dans la danse hip-hop à l’adolescence avant d’embrasser la dancehall
- 2015 : remporte le projet de mentoring 1000 pieces of Puzzle
- 2017 : signe sa première création Elikya Na Ngai
- 2021 : revient sur les planches avec Religion? Kitend¡
Sapé comme jamais ou « comme jaja » pour les intimes, Maître Gims faisait vibrer en 2015 les dancefloors du monde entier au rythme de ladite « Société des ambianceurs et des personnes élégantes ». Un culte d’origine congolaise à l’habillement, au flamboyant et au « chic et cher ». Une ode à la liberté et à l’éclat d’être soi.
Aujourd’hui, alors que la beauté noire, longtemps ignorée de la culture dominante, s’impose avec audace dans les défilés haute couture, les magazines en papier glacé et l’espace public via une jeune génération transnationale ultra branchée, les sapeurs, dandys noirs ou « kitendistes » (de « kitendi », le vêtement en lingala) apparaissent de plus en plus clairement comme les précurseurs de ce mouvement de décolonisation et d’empowerment par la mode.
Refusant de se limiter aux origines vaguement coloniales du mouvement et à l’étiquette kitch trop souvent accolée aux sapeurs (et sapeuses), la chorégraphe et metteuse en scène basée à Bruxelles Jenny Ambukiyenyi Onya rend hommage à la Religion? Kitend¡ dans un nouveau spectacle à découvrir au Zinnema dans le cadre du Summer Takeover de Timiss. Après un premier essai réussi l’été dernier, la plateforme d’artistes urbain.e.s s’empare à nouveau des lieux avec des battles, cyphers, spectacles, concerts et un volet expo. À noter qu’en ce moment, une collection de Micro-éditions d’artistes émergent.e.s (Naomi Waku, Gilles Mayk Navangi, Florence Akyams, …), cocréées avec les curatrices des Résidences Arts, ornent les locaux du Zinnema.
C’est entre ces mêmes murs que Jenny Ambukiyenyi Onya faisait ses premiers pas dans la création artistique en 2014. Initiée à la danse via des cours de classique à l’école primaire avant de se tourner vers le hip-hop à l’adolescence et d’embrasser la dancehall à l’âge adulte – « c’est toute l’histoire et la culture qui entourent cette danse qui en ont fait mon style de prédilection », la jeune femme est l’une des premières gagnantes du programme phare 1000 Pieces of Puzzle de la chorégraphe belgo-britannique Cindy Claes. Soit un mentoring international visant à donner les outils aux artistes du monde de la danse urbaine – évoluant souvent en marge des écoles d’art – pour développer leurs propres projets et créations de manière durable.
S’ensuit en 2016 son premier spectacle produit par Zinnema mêlant danse urbaine, théâtre et chant : Elikya na ngai (« mon espoir » en lingala), un cri du cœur dénonçant le viol des femmes en République démocratique du Congo. Retardée d’un an et demi par la crise sanitaire, la nouvelle création de Jenny Ambukiyenyi Onya, Religion? Kitend¡, réunissant six performeur.euse.s, est enfin visible au public.
Entre théâtre et street dance (krump, dancehall et afro), la metteuse en scène continue de mettre les projecteurs sur la RDC. Née au pays sans y avoir grandi, elle voue un profond attachement à la terre de ses ancêtres. « Je veux renverser les clichés sur le Congo. »
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer l’univers de la sape ?
Jenny Ambukiyenyi Onya : J’avais envie de parler de nos origines, du Royaume du Kongo avec un grand « K », c’est-à-dire avant la période coloniale. On a trop tendance à penser que notre Histoire a commencé avec Léopold II. Avant la colonisation, le Kongo constituait un Empire fort avec son organisation et ses croyances propres. Dans une société où, malheureusement, l’image des Africains est encore très stéréotypée, je trouve qu’il est important pour les nouvelles générations d’afrodescendant.e.s de connaître cette culture des grands Rois et Reines et de savoir qu’ils en sont les descendant.e.s. Donner une autre perspective de la sape, c’était participer à la décolonisation de nos esprits.
Les origines de la sape remontent à ce grand Royaume ?
Ambukiyenyi Onya : La sape a été popularisée dans les années soixante-septante. La version la plus répandue de ses origines veut que les sapeurs ont commencé à s’habiller en costume et à afficher leur élégance de manière ostentatoire pour ressembler aux Européens. Or, mes recherches et lectures ont démontré que le culte de l’habillement au Congo précède complètement la colonisation. Les Kongolais étaient très connus pour le maniement du textile. Ils avaient déjà un rapport au corps basé sur le respect de soi et des autres divinités. Selon leur spiritualité, le divin est la nature elle-même. Pour pouvoir être connecté à cette nature si belle et si parfaite, je me dois de tendre à cette beauté. Par le corps et par les vêtements.
J’avais envie de parler de nos origines, du Royaume du Kongo avec un grand K, c’est-à-dire avant la période coloniale
Comme le rappelle le titre de votre spectacle, Religion? Kitend¡, on parle bien de spiritualité pour évoquer la sape et le culte de l’habillement.
Ambukiyenyi Onya : En effet, il existe d’ailleurs dix commandements dans la sape. Ce qui m’a intéressé dans le spectacle, c’était de pouvoir me reconnecter à une spiritualité qui précède le christianisme. Une spiritualité sans personnification mais liée à la nature. Cette vision de la religion fait intrinsèquement partie de la culture bantoue.
Sur une des affiches du spectacle, le slogan « I do not imitate, I embody » est superposé à la photo d’un sapeur.
Ambukiyenyi Onya : En effet, après l’Indépendance, le port du costume de manière outrancière n’est pas une manière d’imiter le colon mais plutôt de reprendre ses attributs de pouvoir et de sortir de l’aliénation. La période coloniale avait imposé une hiérarchie dans l’habillement. Le costume était le privilège de l’homme blanc et des noirs dits « évolués ». Parallèlement, le Président Mobutu (au pouvoir depuis 1965, NDLR) va imposer un retour à l’authenticité et interdire le port de noms et de vêtements occidentaux. Pour le sapeur, porter le costume est une manière de revendiquer sa liberté. Jusqu’à aujourd’hui, le sapeur voit dans l’habillement une manière de créer sa propre identité et de ne ressembler à personne. À Brazzaville, les sapeurs sont davantage influencés par la mode anglo-saxonne alors qu’à Kinshasa, ils sont dans l’extravagance à outrance. Porter une marque, c’est avoir une griffe. C’est dire : « je suis quelqu’un », avec le complexe lié à la colonisation que l’on devine. On voit des sapeurs qui vivent dans une pauvreté extrême mais qui se débrouillent pour porter des marques.
Enfiler son costume, c’est devenir quelqu’un d’autre, c’est incarner un personnage ?
Ambukiyenyi Onya : Le personnage est central dans la culture de la sape et c’est un aspect qui est travaillé dans le spectacle. Les six performeurs, quatre garçons et deux filles, incarnent chacun.e un personnage et des styles différents. On a construit ensemble leur personnage en travaillant sur des tics et des traits de personnalité associés, par exemple, au règne animal. Je voulais des caractères très forts pour montrer à quel point le sapeur se transforme en enfilant son costume. Dans le spectacle on travaille sur l’idée d’ « être quelqu’un » dans les deux sens du terme.
Comment les performances des sapeurs ont-elles été incorporées dans les chorégraphies du spectacle ?
Ambukiyenyi Onya : Dans la sape, on retrouve des poses redondantes qui répondent à des codes bien précis durant leurs battles. Lors de nos résidences de travail au Zinnema, on a pu les observer et les étudier pour voir comment les incorporer dans les danses krump, dancehall et afro. On retrouve, par exemple, la démarche dite « djatance » et des mouvements du pied qu’on a beaucoup observés chez James Brown. En matière d’ambiance en général, la sape a été beaucoup popularisée par la musique via Papa Wemba. Une des figures centrales de la « religion kitendi » est d’ailleurs un grand ami de Wemba : Stervos Niarcos, considéré comme le « pape » de la sape. Il faut aussi savoir qu’on a tous un sapeur dans la famille. Mon oncle maternel a beaucoup inspiré le spectacle. Même s’il ne se revendique pas explicitement sapeur, il a toujours été très voyant et aimé porter des vestes haute couture. Sortir dans l’espace public est pour lui toute une cérémonie, même s’il s’agit seulement d’acheter du pain.
Votre spectacle évoque aussi bien les sapeurs que les sapeuses, moins connues du grand public.
Ambukiyenyi Onya : Il était important pour moi de les incorporer. Elles sont malheureusement minoritaires mais essaient tant bien que mal de s’imposer. Évoquer les sapeuses, c’était un moyen aussi de questionner le masculin et le féminin : qu’est-ce que cela signifie de « s’habiller comme un homme » ? De la même manière que lorsqu’un sapeur porte une jupe d’un créateur japonais, faut-il forcément y voir quelque chose de féminin ou est-ce les codes sociaux qui nous dictent notre regard ? Sachant que nos ancêtres portaient des boubous (amples tuniques flottantes, NDLR). La sape, c’est avant tout l’art de s’assumer, de s’exprimer et d’être soi en dehors des diktats. C’est l’expression de soi aux yeux du monde.
Un statement qui résonne avec les mouvements de décolonisation de la beauté et de la mode actuels ?
Ambukiyenyi Onya : Tout à fait, sachant que les sapeurs revendiquent cette liberté depuis les années soixante ! Aujourd’hui, à Paris et à Bruxelles par exemple, on observe une nouvelle génération d’adeptes de la mode, moins extravagante mais tout aussi apprêtée. On voit qu’ils s’inscrivent dans l’héritage des sapeurs qui ont clairement été des avant-gardistes. Les sapeurs ont toujours revendiqué de prendre soin de soi et de s’estimer. C’est un discours que j’admire. Longtemps, les personnes afrodescendantes ont accepté de ne pas trouver de palette de maquillage correspondant à leur carnation et de ne pas être représentées dans la société et dans les magazines. Aujourd’hui, grâce à des mouvements comme Black Lives Matter, les choses sont en train de changer dans la mode et ailleurs. Plus jeune, j’avais tendance à voir les sapeurs comme des gens kitsch, voire bizarres. Il m’a fallu décoloniser mon regard pour comprendre la valeur de cette culture. Avec ma pièce, j’invite le spectateur à faire de même.
RELIGION? KITEND¡
21 & 22/8, Zinnema, www.zinnema.be
TIMISS SUMMER TAKEOVER
> 5/9, Zinnema, Instagram: timiss.be