Toujours accueilli à bras ouverts, le metteur en scène français Joël Pommerat est de retour à Bruxelles avec Contes et Légendes. Un brin de dystopie et une grande dose d’illusion sont les ingrédients d’une expérience aussi étrange que mémorable.
Après, entre autres, Cendrillon et Ça ira (1) Fin de Louis, Joël Pommerat, pointure que l’on ne présente plus du théâtre français, revient au Théâtre National avec Contes et Légendes. Connu pour ses expérimentations audacieuses avec le médium théâtral, il transpose cette fois le laboratoire de ses imaginaires dans un futur proche et étrangement familier, où enfants et robots du même âge cohabitent pour le meilleur et pour le pire.
Sur scène, un jeu d’acteur à la précision phénoménale déstabilise autant qu’il fascine : ces préados sont-ils joués par eux-mêmes ou n’est-ce qu’une énième illusion sortie du chapeau magique de Joël Pommerat (on vous réserve la surprise). Les garçons sont-ils joués par des garçons et les filles par des filles ? Et qui imitent ces robots qui nous imitent ?
Une sensation de vertige, renforcée par d’austères néons blancs qui éclairent autant la scène que la vision sombre du metteur en scène sur l’enfance et la violence de sa condition. Celle d’un futur adulte.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous pencher sur la tranche d’âge des préadolescents ?
Joël Pommerat : C’est une raison assez pragmatique, mon dernier spectacle Ça ira (1) Fin de Louis remonte à 2015 et j’avais du mal à trouver de l’envie par rapport à un nouveau projet. J’ai passé quatre ans à me demander si j’allais continuer à faire du théâtre, à faire des spectacles. Je ne sais pas comment c’est venu, mais quand je me suis projeté sur le thème de l’enfance, et que j’ai commencé à imaginer la mise en scène de personnages très jeunes, d’un seul coup mon imaginaire s’est remis en route et l’envie est venue. J’ai tiré ce fil de manière instinctive.
Comment expliquez-vous que votre imagination se soit débloquée ?
Pommerat : On peut faire plein d’hypothèses mais je ne m’y suis pas risqué. Il faut aussi que je vous redonne le contexte. J’ai commencé à faire du théâtre avec ma compagnie en 1990, j’ai écrit 25 pièces, peut-être même plus. J’ai fait des tournées de spectacles, je suis loin d’avoir tout visité mais il y a une espèce de fatigue, d’usure. Je n’ai jamais abordé l’enfance de façon aussi frontale que dans cette pièce. C’est le caractère inédit de ce travail qui m’a ressourcé.
En tant qu’auteur et metteur en scène, la peur de voir la flamme de votre inspiration se tarir vous hante-t-elle ?
Pommerat : Dans mon cas, c’est quelque chose d’assez récent. Ce n’est pas tant le problème d’être inspiré, parce que je pense qu’il y a toujours une idée qui peut traverser l’esprit. C’est le moteur, c’est l’envie de déplacer des montagnes, pour vous donner une image simple. C’est l’envie de s’engager corps et âme pendant des mois. Avec le temps, cette nécessité peut avoir tendance à se raréfier.
Je ne sais pas comment c’est venu, mais quand je me suis projeté sur le thème de l’enfance, mon imaginaire s’est remis en route
L’envie s’est-elle maintenue tout au long du processus créatif de Contes et Légendes ?
Pommerat : Je n’ai pas été déçu de mon choix et j’ai avec moi une équipe qui m’a porté, qui m’a stimulé et donné énormément d’énergie et de plaisir. Ça a été très laborieux. Le processus de travail a duré un an et demi, on a pris le temps de creuser, de chercher. Tous les jours n’étaient pas avec une confiance et un plaisir absolus. Mais il y a eu de très belles rencontres et de belles surprises.
Quelles ont été vos sources d’inspiration pour créer ces personnages de préadolescents ancrés dans un futur proche ?
Pommerat : Elles ont été nombreuses et trop longues à énumérer. La référence de départ vient d’un auteur russe du début du XXe siècle qui s’appelle Platonov et qui a écrit un recueil qui s’appelle Récits d’Enfance et Contes. Il y a un conte à l’intérieur de ce recueil qui me plaisait énormément depuis longtemps et une histoire à l’intérieur du spectacle s’inspire beaucoup de cette nouvelle. C’est l’histoire du jeune garçon qui décide de remplacer sa mère en s’habillant avec sa robe pour s’occuper de ses frères et sœurs.
Votre pièce s’inspire d’une nouvelle du début du XXe siècle mais se déroule dans un futur dystopique proche de notre actualité. La temporalité n’est pas le noyau du récit que vous nous racontez.
Pommerat : Je suis d’accord pour dire que ce n’est pas une pièce qui parle du futur. Ça n’est pas une véritable pièce d’anticipation. L’élément futuriste que représentent les robots est traité poétiquement et prend de grandes libertés par rapport à la réalité. Ça n’est pas scientifiquement sérieux. Comme vous dites, c’est une pièce qui parle du présent, parce qu’on ne peut pas parler du futur. Les pièces de science-fiction, même malgré elles, ne parlent que du présent.
Comment cette touche futuriste véhiculée par ces robots à l’apparence enfantine s’est-elle immiscée dans votre scénographie ?
Pommerat : L’idée de travailler sur les robots et de faire une incursion dans le futur n’était pas le point de départ. Il y a eu énormément de pistes qui ont été explorées et qui n’ont pas abouti. J’ai essayé celle-là un jour et elle a retenu notre attention. Je me suis rendu compte que ces êtres artificiels étaient non seulement des sortes d’enfants mais aussi des êtres en construction et en apprentissage. C’était intéressant de faire ce lien, d’explorer cette mise en abîme entre l’enfance véritable et cette enfance artificielle.
Qu’il s’agisse de jouer des préados ou des robots, le jeu de vos acteur.rice.s relève de la prouesse. Ils interviennent également très tôt dans la construction de la pièce.
Pommerat : Quand on commence à travailler, il n’y a pas de pièce, pas de texte. Il y a une intention, une envie de travail, des pistes qui se définissent et se cherchent mais il n’y a rien de solide dans les mains. Je demande aux interprètes de s’impliquer à un endroit qui est assez vide. Il y a une nécessité qu’ils remplissent ces espaces. Ce sont les acteurs qui ont construit leur rôle.
Cette enfance artificielle, vous l’opposez à l’enfance véritable avec ses imperfections et son lot de violence. C’est pour cela que l’on crée des robots, pour disposer d’une meilleure version de nous-même ?
Pommerat : Oui certainement. Il y a énormément de manières de définir un robot. Dans le spectacle, on a affaire à des sortes de répliques de l’humain. Ces robots sont extrêmement proches de nous du point de vue physique et comportemental. Cependant, des études ont prouvé que les robots qui sont ressemblants sont une source d’inquiétude pour les humains. En réalité, on doute beaucoup de la rencontre du grand public avec les robots. Et l’intelligence artificielle fait peur. Notre plus grande hantise, c’est de voir ce robot nous dominer par sa perfection. Il y a des études qui démontrent que l’être humain s’attache beaucoup plus à un robot à partir du moment où il sent que le robot a besoin de lui et qu’il n’est pas infaillible et surpuissant. Et la clé d’une relation potentiellement dangereuse mais réussie avec l’intelligence artificielle, c’est que les êtres humains restent supérieurs à leur robot et qu’ils soient fragiles et mortels. Je trouve que c’est une assez belle leçon : ce sont nos manques et nos faiblesses qui font que l’on a besoin les uns des autres.
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