Après avoir fait escale en France, Indianostrum, la troupe indienne de Koumarane Valavane, débarque pour la première fois à Bruxelles avec une adaptation de Roméo et Juliette sur fond de crime d’honneur. Pas une condamnation de la société indienne mais « un appel à une expérience collective, pour rêver d’une Inde encore plus belle. »
Lorsqu’en 2007, Koumarane Valavane se mit en tête de rentrer en Inde pour y monter une compagnie de théâtre viable, nombreux furent ses confrères à lui rire au nez, lui suggérant gentiment de retourner cultiver ses utopies en France.
A l’impossible nul n’est tenu, le théâtre Indianostrum (abrité dans un ancien cinéma colonial prêté par un curé) scintille sur le front de mer de la ville de Pondichéry, éclairant de ses créations radieuses les grands défis qui se posent à la société indienne d’aujourd’hui.
Dans son nouveau spectacle Chandâla, l’impur, Valavane, formé à Marseille avant de transiter par la Troupe du Soleil d’Ariane Mnouchkine à Paris, s’attaque au monstre impitoyable et sournois du système des castes et aux crimes d’honneur qui en découlent. Jack et Janani s’aiment d’un amour pur mais impossible. Jack appartient aux Dalits (ou Intouchables), une population considérée comme impure et traitée de Chandâla (« mangeur de chien »).
Dans cette tragédie shakespearienne basée sur l’histoire vraie d’un couple indien, le théâtre, la danse, le chant et les marionnettes s’unissent de façon magistrale pour faire triompher l’amour sur la mort.
Un néon bleu indiquant en grandes lettres Cinéma illumine le décor de la pièce. Shakespeare rencontre Bollywood ?
Koumarane Valavane: On ne peut pas raconter la jeunesse indienne, l’amour et la naissance du désir, sans parler du cinéma et de Bollywood. Au cinéma, on a l’illusion d’une certaine égalité sociale après l’extinction des lumières. Mais le cinéma actuel propose un monde totalement illusoire et ne raconte pas de vraies histoires.
De leur côté, les Dalits, qui sont exclus du système de castes, ont gardé une culture de musique et de chant propre aux cultures opprimées, à l’instar du jazz et du rap. On a donc deux mondes culturels qui se heurtent, une jeunesse – comme dans Shakespeare – qui explose et qui doit faire face à un système qui n’est pas prêt à affronter ce feu qui jaillit. Le système de castes existe depuis des millénaires en Inde mais le monstre a toujours su s’adapter au changement, qu’il s’agisse de la colonisation, la modernité ou le capitalisme.
Comment chasser le monstre ?
Valavane: Le gouvernement indien a fait son boulot. Il y a des lois qui interdisent la violence contre les Dalits et qui protègent les communautés opprimées, mais le monstre est hébergé dans le cœur de chacun, et c’est là qu’il faut opérer. Le spectacle est basé sur une histoire vraie qui porte de nombreux espoirs: une jeune femme, dont le mari dalit, a été assassiné, a porté plainte contre ses parents et a réussi à faire condamner son père et à réattaquer en justice sa mère innocentée. En utilisant les outils juridiques à sa disposition, la jeunesse indienne remet en question le système patriarcal et familial qui abuse de son pouvoir. Kausalya est depuis devenue une grande activiste.
L’Europe continue d’y voir du théâtre traditionnel parce que ça l’arrange
En Belgique, des faits de crimes d’honneur et de mariages forcés dans des familles pakistanaises ont récemment été portés à l’écran (Noces et Pour vivre Heureux). Est-ce important pour vous que l’histoire soit racontée de l’intérieur, par une troupe indienne ?
Valavane: Pour faire le lien avec la polémique qui traverse en ce moment le monde artistique, j’estime que les Blancs ont le droit de raconter des histoires de Noirs et les Noirs, des histoires de Blancs. Ce dont il faut s’assurer, c’est qu’il est possible aux Noirs de raconter ces histoires. Dans Chandâla, l’impur, nous vivons ce que nous racontons. Nous sommes tous des enfants du système de castes, la distribution même du spectacle reflète ces castes.
Le spectacle interroge comment nous avons été éduqués à voir l’autre comme impur et dans quelle mesure nous sommes sortis de cette logique. On ne remet pas le système en question à travers une vision culturelle européenne en demandant un autre monde à la place du nôtre. Ce spectacle n’a pas été fait pour critiquer l’Inde mais pour rêver d’une Inde encore plus belle. Le spectacle est un énorme appel à une expérience collective.
En prenant le parti d’intituler votre spectacle Chandâla, ce qui est une insulte en Inde, vous inversez le stigmate, vous rendez sa fierté à une population marginalisée ?
Valavane: Les Chandâlas sont ceux qui viennent d’ailleurs, ceux qui n’ont pas la même culture que nous, que nous associons à la peur et aux maladies, et dont nous pensons que la culture représente l’archaïsme. Le parallèle avec les réfugiés d’aujourd’hui est frappant. À travers mon spectacle, j’affirme que je n’ai aucun problème avec le mot Chandâla et qu’il n’y a pas de honte à l’être. Parallèlement, je demande au nom de quels principes on se permet de stigmatiser une population. Les Dalits sont d’ailleurs peut-être les plus purs de tous car, ayant été rejetés par la société, ils ont subi peu d’influences de la colonisation et ont conservé beaucoup de pratiques anciennes.
Votre théâtre est-il vu comme subversif en Inde ?
Valavane: En Inde, le théâtre n’a pratiquement pas de place car il a été supplanté par le cinéma. Ma troupe et mon théâtre Indianostrum avons gagné une reconnaissance, mais nous n’avons pas encore atteint le cœur de la classe moyenne. C’est essentiellement l’élite qui vient. Et, bien évidemment, il y a des choses un peu osées dans le spectacle qui ne lui plaisent pas. Un journaliste avait une fois dit de Chandâla : « Ce spectacle fait vivre des choses inconfortables de manière confortable et des choses confortables de manière inconfortable ». En effet, le théâtre n’est pas là que pour choquer, mais aussi pour créer des petits inconforts.
Vous avez fait vos études de théâtre en France et vous avez travaillé comme comédien au Théâtre du Soleil. Êtes-vous perçu comme un metteur en scène européen dans votre pays ?
Valavane: Au début, oui. Mais l’Europe a eu le mérite de me faire comprendre qu’en Inde, il y a un théâtre riche et qu’il fallait que j’aille à sa rencontre. Je fais du théâtre en tamoul avec des acteurs indiens, mais mes utopies viennent des artistes français et des politiques culturelles françaises. Je sais désormais ce qu’il est possible de faire. Depuis que je suis revenu en Inde, il y a douze ans, je lutte pour faire entendre que le théâtre est un art et une expérience à part entière.
Le chorégraphe burkinabé Serge Aimé Coulibaly expliquait récemment à BRUZZ les difficultés qu’il avait rencontrées à inscrire ses pièces dans le circuit de l’art contemporain, tant les institutions occidentales associaient son travail au folklore et à la tradition. Rencontrez-vous ce même problème ?
Valavane: L’Europe continue à voir dans le théâtre indien, comme dans le théâtre africain, un théâtre traditionnel parce que ça l’arrange. Je ne m’incline jamais devant ces gens qui viennent en disant qu’ils vont programmer des Indiens. Il y a des auteurs occidentaux qui écrivent des livres sur le théâtre contemporain indien dont la couverture est une photo de kathakali (forme de théâtre traditionnel originaire du sud de l’Inde, NDLR).
C’est comme si moi j’écrivais un livre sur le théâtre contemporain français avec, en guise de couverture, une photo du théâtre pastoral. Il faut tomber sur des programmateurs plus curieux qui cherchent autre chose que les clichés. Si les institutions veulent nous accompagner tant mieux, mais si elles veulent nous dire à quel moment et comment sortir la tête de l’eau, je dis non. C’est à nous de tisser un nouveau lien qui repose sur des valeurs qui nous unissent.
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