Originaire du Moyen-Orient, le za’atar s’est imposé dans les livres et blogs de cuisine les plus en vogue. Dans une performance au Beursschouwburg, Samah Hijawi vous guide dans la préparation de votre propre mélange d’épices. Un voyage entre passé et présent qui fait étape à Bruxelles. Reportage.
Le soleil brille sur la chaussée de Mons et sur la large façade jaune-orangée du magasin d’alimentation syrien Tayba (« C’est bon » en arabe) Trading. Caddy métallique serré entre les poings, Samah Hijawi, la mi-quarantaine énergique et solaire, nous attend à l’intérieur du petit supermarché comme on se prépare dans les starting-blocks. C’est que le programme de l’après-midi est chargé.
L’artiste plasticienne jordanienne d’origine palestinienne, chercheuse à l’ULB et à l’Académie Royale des Beaux-Arts, nous emmène à la chasse au za’atar avec, en complément, la dégustation à domicile d’une préparation dont elle seule a le secret. « Je viens chez Tayba parce qu’ils ont un origan qu’on ne trouve pas ailleurs à Bruxelles », dit Samah Hijawi en empoignant une boîte cylindrique en plastique indiquant en anglais « 100% natural thyme leaves ». « Ça prête à confusion parce qu’il ne s’agit pas de thym mais bien d’origan. En arabe, il y a six façons différentes d’appeler le za’atar sans compter que dans certaines régions, le za’atar signifie à la fois l’origan et la préparation à base d’épices qui en découle. »
Une catastrophe
Avant la crise sanitaire, Samah ne préparait pas son za’atar elle-même, elle s’approvisionnait en Jordanie via sa maman restée au pays. Lorsque les frontières se ferment brutalement en mars 2020 et qu’elle se retrouve à court de za’atar, son monde s’écroule. « Au début, je l’ai vécu comme une catastrophe et puis, je me suis dit que c’était l’occasion de le faire moi-même. » À l’expérimentation culinaire, vient s’ajouter un travail de recherche sur les origines du za’atar – « Les plus vieux livres de recettes ayant survécu sont originaires de Bagdad et sont attribués aux cuisines royales » – et l’histoire de son exportation à travers le monde. « Le za’atar véhicule une grande variété de récits. Certains sont liés à la colonisation, d’autres à la migration ou au commerce, parce que les peuples échangent depuis la nuit des temps. »
Dans sa performance participative Chasing Za’atar, fruit d’une résidence au Beursschouwburg, Samah Hijawi se propose de retracer les itinéraires historiques des ingrédients nécessaires à préparer le za’atar, tout en accompagnant son public dans l’élaboration de son propre mélange. « La base du za’atar est faite de sumac, de sésame, de sel et d’origan. Le reste, ce sont des ajouts qui varient selon les régions. »
À la recherche de sésame, on se laisse zigzaguer entre les étagères d’épices qui semblent infinies. Arrivées en fin de parcours, le caissier refuse catégoriquement que Samah paie ses emplettes. On ressort même avec un bonus : une rafraîchissante boisson à base d’ananas qui tombe à point nommé.
« À chaque fois que je vais dans ce magasin, on m’offre des choses. Et c’est pareil en Jordanie. Fréquenter les magasins de la chaussée de Mons m’aide à ne pas oublier comment ça se passe chez moi et à ne pas m’oublier moi-même. C’est une culture qui implique que si on vous apprécie, on va vous offrir un cadeau. Je trouve ça très beau », dit Samah. « Ce geste est à l’opposé d’un geste capitaliste. De la même manière qu’on ne peut pas mettre un prix sur l’amour mis dans la préparation d’un repas. Cette dimension politique, je l’intègre dans mes recherches. J’essaie aussi de changer les regards sur la migration. Les gens ne veulent pas des immigrés mais raffolent de leur nourriture. Ça ne marche pas comme ça. »
Jardins de saveurs
Samah Hijawi quittait la Jordanie à 38 ans, laissant derrière elle son travail de professeure à l’Université, son collectif d’artistes, sa famille, ses ami.e.s, pour se lancer dans l’aventure d’une thèse de doctorat à Bruxelles. C’était en 2014, en même temps que beaucoup d’académiques, artistes, réfugiés et autres émigrés du monde arabe. Certain.e.s ont d’ailleurs contribué à élargir l’offre en produits moyen-orientaux de la chaussée de Mons, venant s’ajouter à des enseignes ayant pignon sur rue depuis longtemps.
« Le premier magasin à avoir ouvert est le Jardin Libanais en 1997, en même temps que le fameux restaurant Bab Al Hara. Et puis d’autres commerces sont apparus », dit Samah Hijawi. « En arrivant à Bruxelles, c’était merveilleux d’avoir ces magasins à disposition. Cela a contribué à mon ancrage dans la ville. J’ai toujours aimé la nourriture alors quand vous êtes loin de chez vous, vous aspirez à une certaine exactitude en matière de goûts. »
Les gens ne veulent pas des immigrés mais raffolent de leur nourriture. Ça ne marche pas comme ça
Toujours en recherche de sésame, on fait escale au petit supermarché Al Zaeim avant de tenter notre chance au réputé Jardin Libanais, ayant depuis quitté la chaussée pour une petite perpendiculaire prolongée par l’église Notre-Dame Immaculée. « Vus de l’extérieur, les magasins se ressemblent. Ça n’est qu’en entrant que l’on comprend qu’ils vendent chacun des produits différents. »
Pas de sésame malheureusement au Jardin Libanais – « Ils n’ont pas la variété que je recherche », mais les pâtisseries « comme au pays » qui font la renommée de l’établissement sont quant à elles fidèles au rendez-vous et se dévoilent irrésistibles. Alors que l’on s’abandonne au lèche-vitrines, Samah discute avec une cliente jordanienne. « Elle me demandait pourquoi je n’achetais pas des produits jordaniens. En fait, il n’existe pas un za’atar jordanien à proprement parler. Tout est emprunté de quelque part et chacun ajuste la recette à sa façon. »
Après avoir rempli la sacoche à vélo de Samah, il est temps de remplir nos estomacs. Direction son appartement à Ixelles pour se mettre aux fourneaux. « J’adore rouler à bicyclette », lance notre guide, cheveux noirs bouclés au vent. « Cela procure un tel sentiment de liberté. En Jordanie, il n’y a pas de pistes cyclables alors ça n’est pas très amusant. »
Arrivées dans son spacieux flat qu’elle partage avec un colocataire venu de Haïti, Samah se précipite sur son balcon pour chercher ses pots d’origan frais. « Ce sont mes bébés ! », s’exclame-t-elle. « Ils m’accompagnent pendant mes performances. Durant le spectacle, chaque table est garnie d’une plante que je considère comme une collaboratrice. J’invite les participant.e.s à prendre conscience que ce que nous appelons ‘ingrédient’ a sa propre vie, et que nous avons aussi des choses à apprendre de lui. »
Dans sa cuisine rétro aux nuances de vert pastel – « Le parfait bonheur des années cinquante ! », Samah retrousse ses manches et se lance dans l’élaboration de deux za’atar, une variante syrienne (à base d’origanum syriacum) et l’autre grecque (à base d’origanum dictamnus), en sollicitant notre participation. Chaque version fait appel à une riche variété d’épices dont du cumin et de la coriandre. « On a chacun.e notre petit secret. Pour ma part, il s’agit d’une combinaison de sésame et de sel moulus auxquels j’ajoute un peu de feuille d’hibiscus pour le côté citronné. »
Bercées par une douce lumière de fin d’après-midi, nous sommes posées sur la terrasse de Samah à tremper notre pain dans deux épatantes explosions de saveurs. Sans conteste parmi les meilleurs za’atar que l’on ait jamais dégustés. « Il m’arrive de rêver de créer ma propre marque palestinienne de za’atar », confie notre hôte en fixant longuement la jolie vue sur Bruxelles que surplombe son balcon. « Qui ne voudrait pas fabriquer la nourriture qui a le goût de chez soi ? »