Après le succès de Violences, Léa Drouet est de retour au Kunstenfestivaldesarts. Dans J’ai une épée, la metteuse en scène s’assied à côté des élèves rebelles, ceux que la société s’obstine à vouloir remettre sur le droit chemin. Mais dans le monde métissé qui est le nôtre, existe-t-il vraiment un seul chemin valable ?
Qui est Léa Drouet?
- L’artiste française est installée à Bruxelles depuis 2010 après des études de mise en scène à l’INSAS.
- En 2014, elle fonde la structure de production VAISSEAU, ouverte à l’expérimentation et aux nouveaux formats. Sensible aux injustices sur lesquelles se fondent nos sociétés, elle s’intéresse à traduire des problématiques des sciences humaines en expériences sensibles, visuelles et musicales.
- En 2018, elle présente Boundary Games au Kunstenfestivaldesarts. Dans la continuité du projet, elle mène des ateliers dans des maisons d’arrêts en France. Après une collaboration avec Adeline Rosenstein en 2019, elle présente Violences l’année suivante.
- En juin 2020, elle devient coordinatrice artistique de l’Atelier 210.
Elle est située au fond de l’appartement et pourtant la chambre entrouverte de la fille de Léa Drouet magnétise par sa lumière chaude, son désordre de toutes les couleurs, les dessins qui tapissent ses murs et un lit en baldaquin. La pièce est inoccupée à cette heure de la journée mais les histoires de licornes, de dragons et de sabres magiques semblent figées dans l’air en attendant patiemment le retour de leur petite propriétaire.
Ce sont ces mêmes paillettes, sequins et créatures imaginaires qui illuminent le nouveau spectacle de Léa Drouet J’ai une épée. « Au-delà du texte, j’essaie de nous replacer dans une expérience immersive et sensible, faite de lumière, d’espace et de son, pas spécialement verbale », dit la metteuse en scène française, Bruxelloise d’adoption.
« Je m’inspire de l’univers de ma fille mais aussi de ma propre enfance où je faisais l’expérience de la contemplation. Je dessinais des formes dans mon tapis, je me créais un monde en regardant bouger un rideau. » Autant de sensations renforcées par les « fééries synthétiques licorne » du musicien expérimental basé à Bruxelles Èlg, alias Laurent Gérard.
« La cible est mouvante, aujourd’hui ce sont les enfants musulmans, hier c’étaient les élèves qui parlaient le patois »
Comme pour son précédent spectacle Violences, où un bac à sable et des petits blocs de couleurs occupaient la scène, l’apparente innocence du décor et la douceur avec laquelle le récit nous est conté contrastent avec l’horreur et l’injustice qui le sous-tendent. Dans Violences, Léa Drouet tissait ensemble les fils de deux histoires, « l’une à la fin tragique, l’autre à la fin heureuse ».
D’abord la mort de Mawda, fillette kurde de 2 ans, fauchée en 2018 par la balle perdue d’un policier belge alors qu’elle tentait, avec sa famille, de rejoindre clandestinement l’Angleterre dans la camionnette d’un passeur. Ensuite, le récit de la grand-mère de Léa Drouet qui, enfant, échappa à la rafle du Vel’ d’Hiv en 1942, grâce à l’aide d’un passeur. Dans le premier cas, le passeur et ses passagers sont perçus comme des criminels, dans le second, on se souviendra d’eux comme des héros. L’affaire Mawda cache pourtant de nombreux actes héroïques auxquels la pièce tentait de redonner leur juste place dans la grande Histoire.
COMME DANS UN RÊVE
Amorcée dans son spectacle Violences, Léa Drouet poursuit sa réflexion sur l’enfance. « Je me suis rendu compte à quel point l’enfance était une minorité – on parle d’ailleurs de ‘mineurs’. On globalise et on naturalise l’enfance comme on le fait pour la minorité que sont les femmes par exemple. On parle d’enfant comme s’il s’agissait d’une espèce à part alors que l’enfance est une période de l’existence, on devrait parler d’‘êtres dans le temps de leur enfance’ », dit la metteuse en scène.
Comment faire dès lors pour approcher cette période, pour essayer de la comprendre ? « Je me suis dit qu’il faut se détourner des êtres, cesser de les observer mais plutôt les regarder ‘depuis eux’ ou depuis la persistance de notre propre enfance ou de l’enfance d’autres êtres. »
Qu’est-ce que ça fait d’être un enfant ? Qu’est-ce que ça fait d’être un enfant que l’on prépare à la société des adultes parce qu’il ne naît pas programmé à l’emploi ? Léa Drouet répond à la question par un patchwork où cohabitent différentes scènes à l’image de l’esprit enfantin : « Je me suis rendu compte que dans la tête des enfants, c’est une sorte d’association d’images et de scènes qui n’ont pas spécialement à voir les unes avec les autres mais qui vont cohabiter, un peu comme quand on rêve. »
Parmi ces différentes scènes, des dialogues avec sa fille de quatre ans et demi d’où émergent des récits imaginaires de peur et de courage. Des histoires de créatures fabuleuses et de monstres mangeurs d’enfants. « J’ai enregistré nos conversations pendant un an et ce qui m’a marquée, c’est le processus d’autodéfense enfantine par la fabulation. Il y avait une forme d’empowerment dans les histoires qu’elle s’inventait. Raconter des histoires lui permettait de surmonter des situations de stress ou d’angoisse qu’elle avait à cet âge-là, de rejouer des scènes en prenant différentes places afin de mieux comprendre une situation. »
ENFANTS TERRIBLES
Mais c’est en dehors de la sphère familiale que Léa Drouet a glané la plupart de ses récits « de violences institutionnelles, de résistance, de tentatives d’alternatives et de confrontation ». Beaucoup auprès d’enfants qui ne rentrent pas dans le cadre, ces enfants terribles qui font trembler les murs des écoles, pour ne pas dire les murs des États . « Ce sont des enfants qui ne cadrent pas avec la ‘bonne société’ que l’école devrait représenter en miniature. Ils ne sont pas des délinquants en soi, c’est leur identité, leur provenance culturelle, sociale ou raciale qui fait qu’ils sont considérés comme déviants », dit la metteuse en scène. « Alors que ce sont souvent juste des enfants qui posent des questions. »
Parmi les histoires, une occupe plus d’espace que les autres. Elle déborde tant elle interpelle. Léa Drouet l’attrape au vol, abasourdie, alors qu’elle écoute la radio. « Après l’assassinat de Samuel Paty en France, il y a une minute de silence et des discussions organisées en classe autour de la liberté d’expression. Des directives sont données aux enseignants d’interpeller la direction et puis d’autres instances administratives quand il y a des phrases qui ne cadrent pas avec les valeurs républicaines en l’occurrence. Des enfants entre 8 et 10 ans sont arrêtés chez eux au petit matin à 6 heures 30 avec une dizaine de policiers cagoulés et armés, et emmenés au commissariat où ils ont été interrogés pendant une dizaine d’heures et sommés de parler de leur vie et de comment ça se passe à la maison. »
« C’est affreux, on t’encourage à prendre la parole et puis on te punit »
En relation avec un journaliste ayant approché les familles concernées par les descentes de police, Léa Drouet est particulièrement émue par l’histoire d’une petite fille de dix ans prise dans la tornade des politiques sécuritaires post-attentats. « Je trouvais qu’il y avait une telle injustice de proposer un espace de discussion à des élèves, et ensuite réprimer leurs réponses, c’est affreux. Tu parles, et on te punit. »
L’ÉCOLE ANORMALE
La route de la metteuse en scène ne tarde pas à croiser celle de la chercheuse à la KU Leuven et à l’ULB, Lamia Mellal qui observe que les méthodes de déradicalisation mises en place par les gouvernements ne sont pas de simples leçons que l’on peut abandonner au fond de son cartable en rentrant de l’école. Elles s’insinuent dans le quotidien des enfants, agissent sur leur famille, voire sur leur corps.
« Lamia Mellal travaille avec les jeunes des quartiers de Marseille en leur proposant une recherche participative sur leur vécu scolaire. Pendant les ateliers qu’elle anime, beaucoup de questions émergent sur le racisme et la laïcité. » Invités dans le cadre des représentations de J’ai une épée, les jeunes en question viendront partager leur expérience et dispenser leur savoir sur des thématiques qui les concernent directement, à l’occasion d’une nouvelle édition de L’École Expérimentale, née dans le sillage du spectacle.
Alors en pleine création de J’ai une épée, Léa Drouet et sa collaboratrice, la philosophe et dramaturge Camille Louis, constatent à quel point on ne cesse de parler des minorités à leur place. Pour inverser la tendance, elles lancent, avec l’Atelier 210 dont Léa Drouet est la directrice artistique depuis 2020, un projet d’école renversée nommée École expérimentale. « On invite les personnes issues des minorités en question à être les enseignant.e.s des différentes sessions de cette école. Le but est d’aller à la rencontre des savoirs manquants, des savoirs exclus des lieux de science et d’éducation. »
Une école dite « anormale » pour contourner la normalisation dont l’école traditionnelle est sans doute l’usine la plus radicale. « Si l’école est un moyen de transmettre des valeurs, alors est-ce qu’on adhère à une sorte de norme majoritaire et on réprime tous les enfants qui ne sont pas dans le cadre, ou est-ce qu’on accueille nos singularités et nos différentes façons de voir le monde ? On punit les enfants qui remettent en question l’intouchable laïcité parce qu’elle est considérée comme une valeur commune. Mais la cible est mouvante, aujourd’hui ce sont les musulmans, hier c’étaient les enfants qui parlaient le patois. Je ne m’intéresse pas à la question de condamner ou non la laïcité », dit Léa Drouet. « Ce qui m’intéresse, c’est ce tremblement qui s’opère via les enfants. »
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