Après un passage salué en 2018, Michael Disanka et Christiana Tabaro sont de retour au KVS avec leur inspirant collectif d’Art-d’Art. Formée à Kinshasa, la troupe de théâtre contemporain rayonne depuis douze ans dans les grandes villes d’Afrique et d’Europe grâce à ses récits et sa musique délicatement tissés à partir des réalités congolaises.
Qui sont Michael Disanka et Christiana Tabaro?
Qui est Michael Disanka ?
— Naît en 1987 à Kinshasa. Grandit à Mbanza-Ngungu. En 2011, fonde avec plusieurs jeunes artistes dont Christiana Tabaro le collectif d’Art-dArt à sa sortie de l’Institut National des Arts de Kinshasa.
— Comédien, metteur en scène et auteur très en vue, son travail rayonne aussi bien en Afrique qu’en Europe.
Qui est Christiana Tabaro ?
— Naît en 1989 à Kananga. Étudie à l’Institut National des Arts de Kinshasa. Met ses talents d’autrice, comédienne, chanteuse et metteuse en scène au service du collectif d’Art-Art qu’elle cofonde en 2011.
— Son parcours d’artiste et de femme en RDC en font une des figures les plus inspirantes de sa génération.
L’année 2023 vient de pointer le bout de son nez. Sur Facebook, une joyeuse troupe prend la pose au sommet d’une petite colline aussi verdoyante que déserte, avec comme seule construction à l’horizon un petit muret orangé. « Le lieu est d’abord comme ça avant de monter quelques briques », annonce le post en question. Après avoir arpenté tous les théâtres et lieux culturels de Kinshasa, le collectif d’Art-d’Art, fondé en 2011, rêve d’un endroit à lui « pour continuer à créer et à inventer de nouvelles possibilités ».
Après avoir brisé des cloisons que l’on pensait incassables et contourné des murs que l’on disait infranchissables, le collectif d’artistes pose ses fondations artistiques solides dans la ville de Mbanza-Ngungu (à 130 km de Kinshasa, ville de la province du Kongo-Central) d’où son fondateur, Michael Disanka, est originaire. Formé à l’Institut National des Arts de Kinshasa, l’acteur et metteur en scène y rencontre les futurs membres de sa troupe, dont les musiciens Taluyobisa Luheho, Kady Mavakala, Mumba Yachi ainsi que celle avec qui il fonderait un jour une famille, l’actrice, autrice et chanteuse, Christiana Tabaro.
Le collectif est porté par le même élan, celui de proposer un autre théâtre que celui dispensé à l’École. Un théâtre au plus proche des réalités des Congolais, « un théâtre qui puiserait dans la bibliothèque de nos propres vies. » De ces vies n’émanent pas seulement des histoires mais aussi des rythmes et des musiques vibrantes qui font corps avec la poésie des textes composés. « Nos vies à Kinshasa sont rythmées et musicales. Quand la parole s’effrite, la musique prend le relais et vice versa », dit Michael Disanka.
Après des succès tels que Sept Mouvements Congo, Géométrie(s) de vie, une collaboration avec la Bruxelloise Adeline Rosenstein pour Laboratoire Poison 3 ou encore À demain ma mort, le collectif d’Art-d’Art revient au KVS avec sa nouvelle pièce Neci Padiri (« Oui, mon Père. Oui, mon Père » en mashi, langue bantoue du Sud-Kivu). Rencontre avec Michael Disanka et Christiana Tabaro.
Neci Padiri est une pièce assez particulière puisqu’elle a pour point de départ la critique d’un de vos spectacles précédents.
Michael Disanka : J’avais écrit le texte À demain ma mort qui a connu un peu de succès et qui est monté par beaucoup de compagnies en Afrique. Et cette pièce relate la vie, le combat, l’héroïsme de certains visages qui ont lutté lors de la dernière dictature au Congo. Ça parle aux gens parce que ça touche des points très humains. Seulement, après coup, je me suis rendu compte que mon texte ne parlait que de figures masculines. Or, des figures féminines ont fait preuve du même courage et ont aussi sacrifié leur vie. Nous, artistes, qui sommes censés montrer d’autres possibilités de vie et d’organisations sociales, nous avons nous-mêmes été corrompus par cette organisation patriarcale.
Comment s’est manifesté ce déclic ?
Disanka : Par des discussions passionnantes avec les membres du collectif. On n’hésitait pas à indiquer à l’autre les endroits où il se comportait de manière patriarcale. Par exemple, moi je viens du Kasaï, une société où tout tourne autour de la figure du patriarche. Cela a toujours été une pression pour moi de jouer le père, que ce soit au niveau artistique ou dans la vie de tous les jours, il faut arriver à se défaire de cette emprise.
Christiana Tabaro a une position à part dans la pièce puisqu’elle est la seule femme de la troupe.
Christiana Tabaro : En effet, même si je ne voulais pas donner l’impression d’être seule à condamner le patriarcat alors qu’on est nombreux sur scène.
Disanka : On s’est mis à réfléchir sur la manière dont le collectif a travaillé ces dernières années. Christiana se retrouve très souvent seule femme dans le groupe. Au départ, j’avais demandé à une autre femme artiste, une danseuse, de rejoindre la création du spectacle pour questionner à nos côtés l’auteur que je suis. Mais, ironiquement, le patriarcat nous a très vite rattrapés puisqu’il était impossible pour cette artiste de se défaire du poids de son mentor.
« On ne peut pas continuer à créer des hommes qui grandissent sans savoir qu’il faut se battre pour quelque chose »
Vous voulez dire que cette artiste ne se sentait pas le droit de participer à un projet qui n’était pas celui de son mentor ?
Tabaro : Oui, exactement. Ces mécanismes sont intégrés dès le plus jeune âge et c’est épuisant. Par exemple, il n’y a pas de femmes dans les cours d’Histoire qu’on nous enseigne. Dans la pièce Neci Padiri, on va rechercher ces héroïnes oubliées de l’histoire du Congo et on les cite comme des exemples à suivre. C’est pareil du côté de l’Église. La société congolaise étant très chrétienne, nous décidons dans la pièce de questionner le sexe de Dieu. Attribuer systématiquement la sainteté au sexe masculin pose problème. Quand on vit avec des parents qui ont assimilé ces schémas, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait si peu de femmes dans la scène artistique. Longtemps, on ne s’est pas posé de questions parce qu’il fallait dire « oui » à tout. De notre côté, on s’intéresse à ce qui se passe quand on commence à dire « non ».
Christiana Tabaro, vous avez dû dire « non » plus d’une fois afin de devenir l’artiste que vous êtes.
Tabaro : Bien sûr parce que dès le départ j’ai refusé catégoriquement d’avoir un mentor. C’était un choc de finir mes études et de me retrouver dans une structure très patriarcale. Tu quittes la maison pour un théâtre et tu es sommée d’y rester. Tu n’as pas le droit d’aller voir autre chose, tu n’as pas le droit de rencontrer d’autres gens. Et j’ai dit non à ça et cela a été très brutal. Ça m’a beaucoup affecté. Ça a failli me déstabiliser. Heureusement, j’ai eu la chance de faire de bonnes rencontres, comme Michael Disanka et d’autres artistes avec qui j’avais fini mes études. Ce sont des gens qui m’ont soutenue. Ce sont tous des hommes mais avec qui on travaille très librement.
Qu’est-ce qui vous a donné la force de poursuivre votre rêve ?
Tabaro : Je ne sais pas exactement. Je sais que dès le plus jeune âge, j’avais une relation difficile avec mon père – même si j’avais beaucoup d’amour pour lui, paix à son âme. À l’adolescence, j’ai eu envie de faire du théâtre parce que je voulais parler, je voulais écrire, dire des choses que je ne pouvais pas dire ouvertement. Ce sont les injustices que je voyais dans ma famille et à l’école, la différence de traitement entre les filles et les garçons, qui m’ont poussée à faire du théâtre. Et c’est ce théâtre qui m’a sauvée parce que je me demande quelle personne je serais devenue si je n’avais pas choisi ce métier.
À quel endroit le théâtre a-t-il fait la différence ?
Tabaro : Le théâtre, ça a été tout d’abord la rencontre de moi-même, de ce que je pouvais être capable d’accomplir. C’est cette découverte de soi qui donne de la force. Je me souviens qu’en sortant de l’École de théâtre avec Michael, on se disait qu’un mur se dressait droit devant nous et que la seule façon de ne pas s’y cogner était de le contourner, de suivre notre voie, de raconter nos propres histoires, de raconter ce qui se passe au Congo. Même si nous avions eu de bons professeurs, nous étions en opposition avec le programme de l’Institut National des Arts de Kinshasa. On en avait marre de réciter par cœur Le Cid de Corneille. On se disait qu’on irait nulle part avec ces histoires-là et qu’il fallait qu’on montre notre propre vision du monde et du théâtre. Je pense que c’est ce sentiment de rébellion qui me donne la force.
Cette force continue de vous porter aujourd’hui puisque malgré les injonctions sociales, vous avez décidé de ne pas choisir entre votre carrière d’artiste et la maternité.
Tabaro : Bien sûr qu’il faut une force énorme et il faut aussi du soutien de part et d’autre car seule, c’est très difficile. Mais je suis incapable de dissocier mon métier et mon rôle de mère. Mon fils m’a donné une force incroyable. J’aime beaucoup travailler sur des questions historiques et coloniales et mon enfant me fait prendre encore plus conscience de l’importance de la transmission. Au départ, j’avais peur de faire des enfants, quand je voyais comme les manuels scolaires incitaient les Congolais à être en dehors de leur propre histoire. On ne peut pas continuer à créer des hommes qui grandissent sans savoir qu’il faut se battre pour quelque chose. Je ne peux pas laisser tomber le théâtre parce que c’est ce que j’ai trouvé dans le théâtre que je voudrais léguer à mon fils. Ce qui n’est pas le cas de beaucoup de femmes au Congo qui sont de très bonnes artistes avec une carrière prometteuse mais qui abandonnent leur rêve au moment de devenir mère.
Disanka : Je pense que Christiana a tout dit. Il faut arriver à trouver l’équilibre. C’est quelque chose de merveilleux que nous sommes en train d’écrire car il y a très peu de couples d’artistes qui font ce que nous sommes en train de faire. Et beaucoup de jeunes nous regardent, artistes ou pas artistes.
L’histoire a fait le tour des médias. Fin 2021, un de vos collaborateurs se volatilise alors que la troupe est invitée au 104 à Paris pour présenter son dernier spectacle. À votre retour en RDC, vos demandes de visa artistique pour l’Europe sont systématiquement déclinées par l’ambassade belge. Pour obtenir le graal, vous êtes fortement incités à laisser votre bébé en garde à Kinshasa comme gage d’un retour au pays.
Qu’est-ce qu’on ressent dans ces moments-là ?
Disanka : Ça fait extrêmement mal. Parce qu’il faut questionner d’abord d’où vient le problème. Pendant des années, pendant la colonisation, le système a été pensé pour que les gens ne circulent pas. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, circuler même au sein des frontières du Congo est difficile. Malgré les avancées, on en est encore là parce que nous sommes des artistes congolais et que personne ne peut croire que nous pensons à partir de ce territoire et non en dehors de ce territoire. Je l’ai dit plusieurs fois, pour moi Kinshasa reste le centre du monde. C’est le centre de notre monde qui se déplace avec nous. Si on arrive à parler au monde, c’est à partir de notre territoire. Cette situation a été dure pour nous et pour la famille parce que notre fils n’était encore qu’un tout petit bébé et que sa mère, Christiana, l’allaitait encore. Séparer les parents de leur enfant, je n’ai pas encore trouvé les mots pour nommer ce que l’on a vécu.
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