Des milliers d’histoires bruxelloises n’ont pas encore été racontées. Celle-ci n’attendait que d’être révélée. Dans Ma Andi Mangoul, l’homme de théâtre Salim Haouach s’associe au metteur en scène Mohamed Allouchi pour remonter en 1987, époque où son père donnait des cours d’arabe à des gendarmes. En compagnie (virtuelle) de ce dernier, ils en profitent pour interroger les rapports actuels entre police et minorités à Bruxelles.
Avril 2019. Salim Haouach, directeur artistique du collectif molenbeekois Ras El Hanout, acteur (Fruit étrange(r), The One (Et Demi) Man Show, …) et chroniqueur, est attablé avec son père et les membres de leurs asbl respectives autour d’un dîner. La discussion est décontractée. On parle de sujets de société et la police ne tarde pas à faire irruption dans le débat. « Puisque tu parles de la police », lance Ahmed Haouach à son fils Salim. « Sais-tu que moi j’ai donné cours à la police ? ».
La surprise est totale. Les faits se sont déroulés il y a plus de 30 ans et Salim (39 ans) n’en a jamais rien su. Pourtant, à l’époque, le lancement d’un programme de cours d’arabe destinés à la police de Bruxelles avait tapé dans l’œil de la presse belge et marocaine. Le JT de la RTB y consacra même un reportage. En 1987, le journal Le Soir écrivait avec un exotisme non dissimulé : « La population immigrée – et spécialement nord-africaine – a beaucoup augmenté dans nos villes. Les forces de l’ordre s’y ‘frottent’ régulièrement. Et toujours cette même incompréhension de la langue, de la culture, de la religion, des habitudes, … […] Dès lors, pourquoi ne pas offrir à quelques-uns de nos gendarmes la possibilité d’apprendre l’arabe ? Ce serait une merveilleuse manière de se rapprocher de ces étrangers […] ».
Après avoir interrogé son paternel et épluché les archives, l’intuition de Salim Haouach se confirme : cet épisode inédit et surprenant de la vie de son père sera le point de départ de son nouveau spectacle. Il s’allie alors à Mohamed Allouchi pour mettre en scène Ma Andi Mangoul: « Ça signifie ‘Je n’ai rien à dire’ en arabe. On peut l’entendre à la fois comme ‘Impeccable’ et ‘Rien à déclarer’.»
À votre avis, Salim Haouach, pourquoi votre père ne vous a-t-il jamais raconté cette histoire ?
Salim Haouach : Je pense qu’il y a beaucoup de pudeur chez nos aînés qui ont vécu beaucoup de choses, et pas toujours des choses faciles. Le mieux serait de le lui demander.
[Nous appelons Ahmed Haouach, en séjour au Maroc, via WhatsApp.] Monsieur Haouach, pourquoi n’avez-vous jamais raconté cette histoire à votre fils ?
Ahmed Haouach : Il était petit à l’époque. Je n’ai pas pensé à lui en parler. Quand j’ai fini par le faire, il s’est mis à me poser beaucoup de questions et je me suis dit : qu’est-ce qu’il prépare ! J’ai accepté de participer au spectacle pour faire plaisir à mon fils. Et puis, pour moi, c’était l’occasion de me rappeler cette expérience unique dont je garde un merveilleux souvenir. Ça a été un moment très important dans ma vie.
Comment vous êtes-vous retrouvé à donner cours à la gendarmerie belge ?
Ahmed Haouach : En tant que professeur d’arabe, je relevais de l’ambassade du Maroc. Après des négociations entre l’état-major belge et l’ambassade pour mettre au point un programme de cours d’arabe, le choix s’est porté sur moi. L’idée de l’état-major était de faciliter les contacts avec les populations arabophones à Bruxelles. Au bout de six mois de cours, les gendarmes, inscrits sur base volontaire, maîtrisaient plus de 1.200 mots, c’était vraiment une réussite. Si bien que nous sommes passés du dialecte à la langue arabe à proprement parler, c’est-à-dire l’écrit.
Pourquoi le programme, qui semblait porter ses fruits, n’a-t-il pas été poursuivi ?
Ahmed Haouach : Mon fils Salim a parcouru les rapports de l’état-major et a découvert que le programme était appelé à se prolonger sous la forme d’un an d’apprentissage au Maroc. Malheureusement, le gouvernement est tombé et le programme s’est arrêté après un an et demi.
Ma Andi Mangoul (Je n’ai rien à dire), le titre de la pièce choisi par votre fils Salim, s’inspire d’une anecdote qui vous tient à cœur.
Ahmed Haouach : Dans le groupe, il y avait une personnalité difficile. Je sentais qu’il avait un peu d’animosité envers les étrangers et plus spécifiquement les Marocains. J’ai été très patient avec lui et à la fin de l’année scolaire, nous étions dans un restaurant en train de manger du couscous et il m’a dit : « Monsieur Haouach, on se croyait les maîtres du monde mais vous nous avez appris qu’on n’était rien ». Cela m’a beaucoup marqué. Pendant l’été, nous sommes partis avec le groupe au Maroc et en revenant, sur le tarmac de l’aéroport de Melsbroek, il a déclaré à la presse belge (et même écrit) en arabe: « Je n’ai rien à dire ». En ajoutant : « Au Maroc, on est reçu comme des princes. »
C’est une très belle histoire [Nous raccrochons avec Ahmed Haouach]. Salim Haouach, pensez-vous qu’il y a encore beaucoup de récits comme celui-ci qui ne sont pas en train d’être racontés au théâtre, au cinéma ou dans les livres ?
Salim Haouach : Oui et c’est l’urgence qui m’a porté. C’est une parole qui peut être rapportée aujourd’hui mais pour combien de temps ? Après discussion avec le metteur en scène Mohamed Allouchi, on a voulu inviter mon père sur scène. Finalement un souci de santé nous a mis des bâtons dans les roues mais mon père reste présent dans le spectacle grâce aux outils technologiques.
C’était l’occasion de me rappeler cette expérience unique dont je garde un merveilleux souvenir
Salim Haouach et Mohamed Allouchi, dans le spectacle, vous ne vous contentez pas de remonter le temps, vous teniez à ce que les relations actuelles entre la police et les minorités à Bruxelles soient abordées également.
Mohamed Allouchi: Ce sont deux époques différentes avec un débat sur les violences policières qui s’est mondialisé et accéléré avec des drames comme la mort de George Floyd et d’Adil ici à Bruxelles. Aussi, on a le discours du père de Salim qui diffère de celui de son fils. C’était intéressant de faire s’exprimer ces deux générations et de jouer sur les points de vue.
Haouach : Mon père et moi avons aussi un rapport à la Belgique qui est différent. Quand j’étais ado, mon père disait: « C’est leur pays, ce sont leurs règles et on ne les conteste pas ». Le rapport à la police n’était pas le même non plus, nos parents nous disaient d’obtempérer et de ne pas hausser le ton. Moi je suis dans un autre rapport à la Belgique. Comme je considère que c’est mon pays, je le conteste. Le fait de remettre en question est un signe d’intégration, justement.
Qu’en est-il du regard que la police de Bruxelles porte aujourd’hui sur les populations d’origine maghrébine ?
Haouach : Il faut savoir qu’aujourd’hui, la plupart des policiers qui travaillent à Bruxelles ne viennent pas de Bruxelles. Ils viennent du fin fond de la Wallonie ou du fin fond de la Flandre. Ce sont des jeunes recrues qui arrivent à Molenbeek vachement sur la défensive.
Allouchi: Comme ils n’ont pas les codes de Bruxelles, ils ne savent pas, par exemple, que lorsqu’il y a une intervention policière, c’est normal que tout le voisinage vienne voir ce qu’il se passe. Eux s’imaginent que c’est une émeute et réagissent en conséquence.
Haouach : Si on demande aujourd’hui aux habitant.e.s des quartiers de Bruxelles s’ils pensent que la police est là pour les protéger, je ne suis pas sûr que beaucoup de personnes en soient persuadées. Parce que la police dans ces zones-là a vraiment une configuration coloniale. Elle est déconnectée du terrain et a des comportements de cow-boys. Du coup, elle n’est pas considérée comme légitime.
Le confinement a agi comme un révélateur de ces rapports.
Haouach : Dans les quartiers populaires, on voyait des gens être contrôlés 3 à 4 fois par jour. C’est là où, par exemple, le discours de mon père et le mien diffèrent. Mon père va dire que ça n’est pas normal que le policier tutoie la personne appréhendée et lui manque de respect. Ce à quoi je réponds : ça n’est pas normal que cette personne soit contrôlée. Y a-t-il une vraie raison de la contrôler ?
Comment ces deux regards sur les agissements de la police sont-ils travaillés dans la mise en scène du spectacle ?
Haouach : La première partie du spectacle raconte l’expérience de mon père en 1987. Ensuite, il est question de mon expérience à moi, 33 ans plus tard. Il se trouve que j’ai moi-même été contacté par le service de prévention à Bruxelles pour participer à un projet pilote pour faire découvrir Molenbeek à deux jeunes recrues qui ne connaissent pas la commune autrement que par les médias. J’ai beaucoup hésité. Le projet ne s’est pas concrétisé mais cette anecdote me permet de faire un bond dans le présent.
Dans les années quatre-vingt, l’apprentissage de la langue arabe était visiblement perçu comme une solution à l’apaisement des tensions entre les populations d’origine étrangère et la police. Aujourd’hui, le service de prévention envisageait une « visite guidée » de Molenbeek. Quelles seraient vos solutions à vous ?
Haouach : J’ai du mal à imaginer une solution dans le cadre actuel du fonctionnement de la police. Des très chouettes personnes qui entrent dans la police sont prises dans un système auquel elles ne peuvent échapper. Les améliorations sont possibles à partir du moment où la justice recadre la police en cas de dérapage et à partir du moment où la population peut avoir confiance en la justice. Avec le nouveau système de caméras embarquées, où les policiers pourront choisir quand ils commencent et arrêtent de filmer, la situation n’est pas près de s’améliorer.
La philosophie du collectif Ras El Hanout, dont vous êtes le directeur artistique Salim Haouach, veut que ce soient les personnes concernées par ces récits qui prennent la parole pour elles-mêmes et deviennent les « acteur.ice.s » de la création artistique.
Haouach : Pour créer ce spectacle, comme beaucoup d’autres, nous avons organisé des ateliers participatifs et les gens sont venus témoigner d’expériences avec la police qui étaient parfois impensables et pourtant vraies. Nous avons aussi contacté des anciens policiers et des avocat.e.s. Depuis le départ, la philosophie de Ras El Hanout est de prendre la parole en tant que sujet et non pas en tant qu’objet. Dans notre première pièce Fruit Étrange(r), on racontait nos histoires de racisme et de discrimination. Dans la pièce, une femme expliquait, par exemple, qu’elle hésitait à enlever son voile tellement c’était dur d’évoluer dans la société. Le spectacle a eu une très grande résonance auprès du public.
Que peut le théâtre pour changer les mentalités ?
Haouach : On n’a pas l’ambition que tout le monde comprenne. Le théâtre permet de se mettre dans la peau de l’autre et d’être confronté à ses difficultés. C’est surtout du côté des participants que l’on observe un vrai effet transformateur par le théâtre, parce qu’ils et elles viennent y déposer quelque chose, raconter une histoire qu’ils et elles avaient sur le cœur. La question du futur de ces participants se pose aussi. On a, par exemple, une comédienne extrêmement talentueuse qui a très peur de ne pas être admise en école de théâtre à cause de son foulard. Il y a beaucoup de trajectoires artistiques qui sont affectées par des résistances fortes.
L’espoir se dessine-t-il à l’horizon ? Ras El Hanout semble acquérir une reconnaissance de la part des institutions culturelles. Vous êtes nominés pour des prix comme le Roel Verniers en Flandres et programmés au KVS et à Bozar.
Haouach : C’est vrai qu’on a une très bonne relation avec le KVS et qu’on va jouer dans beaucoup de lieux flamands à Bruxelles comme le Zinnema, le Bronks et De Kriekelaar. Culturellement, je sens que côté flamand, on est plus en demande de quelque chose de différent. Côté francophone, on est plus conservateur et il y a une méfiance de l’inconnu. On a même entendu dire une fois dans un cabinet ministériel que nous étions financés par le Qatar (rires) ! Et puis même quand nous sommes programmés, nous ne sommes pas dupes de notre instrumentalisation. Il existe un réel tokenism (quota ethnique, NDLR), nous savons que, quelques fois, nous sommes programmés parce que nous sommes arabes car les lieux culturels doivent montrer patte blanche sur la diversité. Bien sûr, nous cherchons à faire avancer notre projet, mais celui-ci reste basé sur notre indépendance.
Allouchi: Une femme voilée qui monte sur scène sera vue comme une femme voilée avant d’être une actrice. C’est la même chose pour Salim. Dans beaucoup de lieux, on a invité un arabe, avant d’inviter un artiste. On a conscience qu’il existe tout un business qui fonctionne autour des quartiers précarisés. Que ce soit au niveau politique, culturel ou des associations.
Haouach : Souvent les gens s’imaginent que nos pièces traitent surtout de l’islam car ce sont ces pièces qui attirent le spotlight médiatique. Mais c’est faux, bien sûr qu’on aborde l’islam mais la diversité de nos sujets est énorme. On a des projets scolaires sur la consommation ou sur la liberté, ... On a un groupe en ce moment au Sénégal en train de parler de la culture Peule. On a un slam opéra. On est partis avec 20 jeunes au festival d’Avignon avec l’asbl Interpôle. Et on va démarrer un projet sur l’ancienne Schoule (petite synagogue) de Molenbeek.
La police a vraiment une configuration coloniale dans les quartiers de Bruxelles
Comment fait-on pour conserver cette indépendance qui vous est si chère ? En ayant son propre lieu ?
Haouach : C’était crucial. Au bout de cinq ans à tourner dans les salles, on a compris que la garantie de notre existence, c’était d’avoir notre propre lieu. On était en résidence dans un centre culturel et on nous a demandé de le quitter pour une raison bancale. Nous avons été temporairement accueillis par le centre El-Hikma La Sagesse à Forest qui nous a beaucoup inspirés. On s’est dit, on va faire comme eux, on va se lancer dans un crowdfunding. C’est ainsi que nous avons acheté notre propre bâtiment et fondé L’Épicerie.
Juste avant le confinement, Ras El Hanout fêtait ses 10 ans. Comment envisagez-vous le projet dans 10 ans ?
Haouach : Je l’imagine très fidèle à ce qu’on est aujourd’hui. Je l’imagine plus ambitieux mais pas beaucoup plus afin de conserver le côté familial. Le but serait d’être un peu plus confortable afin de se laisser le temps d’explorer et faire maturer des idées. Nous avons été très novateurs il y a 10 ans, le sera-t-on encore dans 10 ans ? C’est tout l’enjeu. Ça nécessite de rester fidèles aux fondamentaux tout en gardant l’esprit ouvert. J’ai laissé de côté une longue et belle carrière chez Vanden Borre pour me consacrer à Ras El Hanout. Ce qu’on fait, on le fait parce qu’on y croit.
RAS EL HANOUT : MA ANDI MANGOUL
21/9, Bozar, 8 > 10/10, Zinnema & 15 > 17/10, L’Épicerie, www.ras-el-hanout.be
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