Jessica Fanhan: 'Je crois en l'invisible'

Sophie Soukias
© BRUZZ
29/09/2023

Visage incontournable de nos scènes de théâtre, l'actrice Jessica fanhan crée son premier seul en scène. Dans Belle Dame, elle s'inspire d'une légende qui entoure sa grand-mère guadeloupéenne pour raconter son voyage initiatique vers la connaissance de soi et du monde. Une fable aux confins du visible qui prend racine dans le village wallon de son enfance, où nous l'avons rencontrée.

Alors que l'été bat son plein, Jessica Fanhan nous a donné rendez-vous au pied de son ancienne école primaire. Le bâtiment en briques gris-rouge, pas plus large qu’une grande maison, est niché sur le flanc d'une colline d’Antheit, petit village wallon enfoui entre Namur et Liège.

Les bras appuyés sur le portail de la cour de récréation, Jessica Fanhan a le regard qui vagabonde entre les silhouettes agitées des enfants inscrits pour les vacances à ce qui est devenu un Centre d’expression et de créativité. «C’est marrant cette nouvelle fonction car c’est entre ces murs que j’ai découvert ma passion pour le théâtre», lâche avec nostalgie l’actrice et metteuse en scène de 35 ans, révélée en 2014 dans Elle(s) de Sylvie Landuyt (performance qui lui vaut le Prix de la Critique du meilleur espoir féminin) avant de confirmer son talent entre les murs du KVS dans Kamyon de Michael De Cock.

«Le directeur de l’école avait décidé de créer un spectacle avec André Borbé (auteur belge de spectacles jeune public, NDLR). Je suis retombée récemment sur un petit carnet où je remercie le metteur en scène Jean-Luc Gerlache, en écrivant que grâce à lui, j’ai trouvé ce que je veux faire de ma vie.» Alors qu’elle campe l’un des personnages principaux, la petite Jessica se transforme sur scène, s’autorise à exprimer tout le spectre de sa personnalité, parce que c’est bien cela que permet le théâtre. «Je me sentais moi, je me sentais pleinement moi. Et depuis ce moment, il ne s’est plus passé une année sans que je monte sur scène»

Image d’épinal
«Ça fait plus de vingt ans que je n’ai pas remis les pieds ici», poursuit la jeune femme en remontant le petit sentier escarpé, mille fois emprunté, qui reliait son école à la maison de son enfance, aujourd’hui occupée par une nouvelle famille. Elle a un an et demi à peine lorsqu’elle troque sa Guadeloupe natale pour la Wallonie rurale. «Ma mère a quitté son île pour une envie d’ailleurs et elle nous a embarqués mon frère, ma sœur et moi. J’avais beaucoup d’ami.e.s à Antheit et on passait notre temps à jouer chez les un.e.s les autres.»

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| Jessica Fanhan posant dans la camionette en forme de gueule de loup de l'asbl d'animations pour enfants Les P'tits Leus, parquée dans la rue de sa maison d'enfance à Antheit.

Après une légère hésitation, Jessica Fanhan finit par retrouver la maison de plain-pied aux tons beiges qui fut jadis la sienne. Sur le trottoir d’en face, une petite fille noire se glisse hors d’une voiture. «Tiens, à l’époque nous étions les seuls noirs de l’entité, ou du moins de l’école», s’étonne Jessica Fanhan en regardant longuement la fillette disparaître derrière la porte de sa maison.

«Je me souviens surtout que j’avais beaucoup d’amis et pendant longtemps, je disais toujours que j’avais eu une enfance merveilleuse et joyeuse. Mais en réalité, il y a quand même eu beaucoup de fausses notes. Par exemple, ma petite sœur qui était métisse, a été beaucoup moquée et insultée. J’ai moi-même, dans une autre mesure, reçu des insultes et des regards dégoûtés.»

Enfant, Jessica Fanhan vit sa différence comme une malédiction. «J’avais une Barbie noire mais je ne jouais pas avec elle. Je la haïssais et c’est moi que je haïssais sans le savoir. C’est ce qui s’appelle le racisme intériorisé. Je voulais avoir des longs cheveux lisses comme mes copines de classe. On ne disait jamais aux petites filles noires qu’elles étaient jolies. On n’avait pas de modèles à qui s’identifier, heureusement qu’il y avait le Club Dorothée qui passait Le Prince de Bel-Air. La petite fille avait des tresses comme moi et j’aimais beaucoup. Aujourd’hui, je suis maman d’un petit garçon métis et je veille à ce qu’il soit en contact avec des gens inspirants et qui lui ressemblent, et que ça ne soit pas juste la famille.»

Ne pas se mêler
Après l’école, Jessica Fanhan poursuit son parcours vers son rêve de théâtre en se persuadant que tout va bien. Qu’elle va bien. Encore une fois, c’est l’art qui va lui ouvrir doucement les yeux. Après une année à l’IAD suivie d’un cursus à l’INSAS, Jessica Fanhan cherche du travail et répond à une annonce de Brett Bailey. L’artiste sud-africain engage des acteurs et actrices noirs pour son spectacle Exhibit B où se succèdent des tableaux vivants reproduisant les zoos humains des expositions coloniales du XIXe siècle. Ouvertement antiraciste et décoloniale, l’œuvre n’échappe pas aux controverses.

«J’étais attirée par le côté performatif de la création. Il fallait être immobile pendant 1h30. Au final, j’ai été complètement bouleversée par le propos du spectacle et de voir en quoi il faisait écho chez moi». La jeune actrice n’en reste pas là, elle se plonge dans les ouvrages d’autrices afro-américaines et afro-caribéennes comme Angela Davis, Toni Morrison et Maryse Condé. Tiraillée entre l’envie de se positionner et la peur d’être réduite à un combat, d’être mise dans une case dont elle ne pourrait s’extirper. «Dans le milieu du théâtre belge, on me disait que je n’avais pas à me mêler de ça, que moi j’étais comédienne et c’est tout. J’étais jeune et je me disais que c’était sans doute vrai, que je n’y connaissais rien»

L’actrice reste discrète, ne fait pas de vagues. Jusqu’au jour où, alors qu’elle performe le spectacle L’Étrange intérieur de Florence Klein devant un public d’enfants, son regard croise les yeux d’une petite spectatrice noire. «Je me suis reconnue en elle. J’étais très émue. La vision de mon existence à cet endroit, lui donnait l’ouverture de se voir elle-même dans n’importe quel avenir qu’elle souhaiterait. J’ai eu envie de raconter ma petite histoire et celle de ma famille parce que j’ai compris que rien que ça, ça pouvait avoir un impact. C’était politique.»

Intime conviction
Se jeter à l’eau. Nager contre vents et marées du cap de l’ignorance vers celui de la connaissance. Ainsi dans Belle Dame, le premier seul en scène de Jessica Fanhan, une jeune femme reçoit un jour une lettre de sa grand-mère décédée, que l’on dit «belle dame», c’est-à-dire sorcière. Elle l’invite à la rejoindre sur l’île de ses ancêtres. En quête de ses racines, la jeune femme accepte. Ce qu’elle y trouve dépasse les frontières du réel et du visible. Baignée de sensations et d’images nouvelles, reconnectée aux femmes de sa lignée, elle en ressort transformée. Puissante.

«J’ai l’impression que tout ce que j’ai pu faire dans ma vie, c’est parce que je me suis imaginé le faire »

Jessica Fanhan

«Je suis partie d’une légende familiale qui entoure ma grand-mère mais je m’en détache très vite», explique Jessica Fanhan. «Je prends la figure de la sorcière parce qu’étant originaire de la Guadeloupe, j’ai grandi avec le Quimbois, un mélange de vaudou et d’autres croyances et superstitions.»

Petite, elle fait elle-même l’expérience du surnaturel. «Pour nous, l’invisible était présent et tout ne s’expliquait pas de manière rationnelle. Dans Belle Dame, j’explique que j’entendais des voix, j’entendais frapper à la porte et je disais d’entrer. Mais, il n’y avait personne. Ma mère me disait de surtout ne pas laisser entrer et qu’on pourrait utiliser ma voix à mauvais escient»

Aujourd’hui, ces croyances sont encore profondément ancrées dans l’esprit de Jessica Fanhan. «Je ne peux pas être que rationnelle. Je sais qu’il y a un pouvoir invisible sur les choses. Je lis beaucoup sur les énergies. Il y a des choses que les scientifiques ne parviennent pas à expliquer. On nous dit que les molécules sont remplies à 99,999% de vide. Alors c’est quoi ce vide ?»

Dans Belle Dame, la grand-mère défunte communique avec sa petite-fille par le rêve. Elle lui transmet une forme d’intuition exacerbée, le pouvoir de se projeter, de voir ce qui pourrait bien arriver. «J’ai l’impression que tout ce que j’ai pu faire dans ma vie, c’est parce que je me suis imaginé le faire. Tout à l’heure, j’ai été prise d’émotion devant ma petite école. Je me revois dans ce qui me semblait alors immense. Comment ai-je pu me voir actrice ? Dans ce petit village perdu, dans une famille qui ne savait pas du tout comment faire. Je pouvais avoir des doutes sur tout mais là, c’était d’une évidence implacable, c’était une certitude en moi.»

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