La mort prématurée de Lilly forcera Vincen Beeckman, photographe bruxellois à la carrière internationale, à sortir son tout premier livre. Claude & Lilly rassemble 28 tableaux intensément romantiques d’un couple sans toit ni loi.
«Tu ne leur laisses pas un centime de plus à ces crapuleux ! » fait mine de s’offusquer Claude, 62 ans, dont l’accent bruxellois à couper au couteau et le rire solaire édenté plantent d’emblée le personnage. Banni de la brasserie La Madeleine, Claude n’a pas le droit d’y mettre les pieds malgré les tentatives de Vincen Beeckman auprès de la serveuse pour qu’une exception soit faite ce matin. « En même temps, je respecte, je n’ai pas toujours été très gentil, » dit Claude avec un large sourire alors que nous empruntons le chemin de la sortie.
Dehors, la pluie bat son plein sur le square de la Putterie et le porche de la galerie Bortier s’offre comme l’abri idéal pour commencer l’interview. Il y a quatre ans, la petite place verte aux urinoirs où Claude a l’habitude de faire la manche, servait de décor à la rencontre entre Vincen Beeckman et le couple Loulou et Loulouke, aka Claude et Lilly.
« Je distribuais des appareils photo jetables à des sans-abri autour de la Gare Centrale et j’ai vu Claude et Lilly assis sur un banc, » se souvient Vincen Beeckman, photographe ancré dans la ville (notamment en sa qualité de chargé de projets au Recyclart) et dont la pratique se distingue par une sensibilité rare à son environnement. « J’ai commencé à leur parler et le contact est tout de suite passé. Claude est volubile et ils avaient des histoires drôles à raconter. Je leur ai dit qu’ils avaient l’air bien ensemble et que je prendrais bien une photo. Lorsque j’ai sorti mon appareil, ils se sont spontanément serrés dans les bras. J’ai promis de leur ramener le portrait mais ils étaient certains que je ne reviendrais jamais. »
Cette première image, le photographe la conserve plus de six mois dans sa poche en espérant tomber sur ce couple éperdument amoureux dont il a perdu la trace. « Je n’y croyais presque plus quand je les ai retrouvés Porte de Hal où ils occupaient le cagibi d’un marchand de sommeil, » explique Beeckman. « Lors de la deuxième photo, ils ont eu le même réflexe d’exprimer leur amour, j’ai compris que c’est ça que je voulais capter. Pour moi, c’était un peu des Roméo et Juliette. » S’ensuivent une trentaine de rendez-vous au fil desquels se tisse une relation d’amitié et de solidarité entre Vincen Beeckman et le duo inséparable. « Quand Vincen venait, on discutait, on allait au bistrot boire une bière. Un jour, il est même venu avec deux de ses enfants, » se souvient Claude.
Je leur ai dit qu’ils avaient l’air bien ensemble et que je prendrais bien une photo. Lorsque j’ai sorti mon appareil, ils se sont spontanément serrés dans les bras.
Point Final
Chez Vincen Beeckman, la photographie et le quotidien se mêlent pour ne devenir qu’un seul et même récit de vie. Une vie intense rythmée, chamboulée parfois, par une multitude de rencontres dont les images au cadrage vertical et aux couleurs argentiques en sont les traces poétiques. « En ce moment, je commence mes journées au Recyclart (réinstallé à Molenbeek, NDLR), je file ensuite au service de gériatrie de l’hôpital Saint-Pierre, avant de rendre visite aux fonctionnaires de la Ville de Bruxelles. Ensuite, direction Molenbeek avant de repasser par les Marolles. Le soir, je me rends au Samusocial. Pour ne pas oublier ce qu’il s’est passé dans ma journée, je consigne tout dans des carnets où je colle mes photos. »
Les projets innombrables de Vincen Beeckman ont un début, mais pas de fin. « Je ne peux pas m’arrêter, c’est mon envie d’être avec les gens, » explique le photographe. « J’ai en moi la certitude que l’histoire n’est pas terminée, qu’il va encore se passer des choses. » Alors qu’il multiplie les expositions à l’échelle locale et internationale, Vincen Beeckman a toujours rechigné à traduire ses rencontres sous la forme de publications, interprétant ce format particulier comme le douloureux point final d’une aventure humaine en cours. C’est la fatalité, la mort de Lilly, la petite amie de Claude pendant 23 ans, qui fera germer chez le photographe l’idée d’un premier livre. « Je pourrais continuer à faire des photos de Claude quand il se rend au cimetière, mais ça n’est plus eux deux, » dit Beeckman.
Tant qu’il y a de l’amour
« Le samedi 9 mars, je suis allé voir Lilly sur sa tombe, que j’ai confectionnée de mes propres mains, pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Je lui ai dit, tu vois Loulouke, on y est arrivés avec notre livre ! » dit Claude avec fierté. En résulte un ouvrage de 28 tableaux intensément romantiques et lumineux, dont la proximité et les couleurs tendres respirent la douceur. Claude et Lilly n’est pas le récit misérabiliste ou bien-pensant de sans-abri, mais une collection unique de moments affectueux entre deux vagabonds dotés d’une résilience exceptionnelle: Claude passe son bras autour de Lilly, le couple se regarde dans les yeux, s’embrasse, partage une cigarette, partage l’euphorie de la Coupe du monde de football, partage leurs derniers instants à deux avant que la mort ne les sépare. Dans la rue, dans un logement de fortune, dans une chambre d’hôtel miteuse.
Claude & Lilly est résolument une ode à l’amour, l’amour plus fort que les mauvais tours de la vie. Car si l’amour est partout, il est aussi sans abri.
« C’est incroyable qu’ils soient restés ensemble malgré la picole, les conflits potentiels, les agressions la nuit et l’instabilité. C’est déjà tellement compliqué pour les couples ‘normaux’ ! » sourit Beeckman. « Je pense que c’est un mode de vie en soi, une forme de liberté dans laquelle ils trouvaient, quelque part, leur compte. Claude est un rude gaillard, il est costaud et il protégeait Lilly, donc ils n’avaient pas peur de se faire manger par la rue. »
J'ai dit à Lilly: tant qu’on sera ensemble tu n’auras plus jamais faim ni froid.
« Il n’y a aucun homme qui ferait ça dans sa vie ! » dit Claude qui, le jour même de leur rencontre, le 21 juillet 1995, plaquait son job de vendeur de smoutebollen à la Foire du Midi pour consacrer sa vie à Lilly. « J’ai pensé que c’était une femme très simple, elle avait horreur de se maquiller et je n’aime pas les femmes qui se maquillent. Elle buvait un 33, moi aussi. Elle m’a expliqué sa jeunesse et j’ai compris qu’elle n’avait connu que la misère alors que moi, j’avais été élevé comme un roi. Je lui ai dit : tant qu’on sera ensemble tu n’auras plus jamais faim ni froid. On ne s’est jamais mariés parce que sinon elle perdait sa pension. Elle rêvait d’avoir une petite fille mais elle a fait deux fausses couches. C’était l’amour fou entre nous deux. Quand tu dors dans la rue, les choses qui doivent se passer dans un couple sont compliquées… mais on y arrive quand même ! Avec Lilly, on a fait les quatre cents coups, » se souvient Claude avant que son regard ne s’assombrisse. « Je savais qu’elle avait le cancer mais c’était déjà trop tard. C’était la dernière de ma vie. Je ne prendrai plus jamais de femme ! »
Les images à la fin du livre de Vincen Beeckman ont été prises au printemps dernier, deux jours avant le décès de Lilly. Le photographe sera le premier à être contacté par Claude pour se rendre auprès du corps sans vie de celle qui avait illuminé son quotidien. « Dommage que Lilly ne soit pas là pour voir le livre, » déplore Claude, avant de poursuivre pour lui-même, comme pour se donner du courage : « Dommage oui,…mais c’est comme ça. »
Vincen Beeckman: Claude & Lilly Art Paper Editions, 36 p., 20 euros
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