Lorsque le Cinemaximiliaan a proposé à Béla Tarr d’accompagner des aspirants cinéastes ayant fui leur pays d’origine dans la réalisation de courts-métrages, le très grand réalisateur hongrois n’a pas hésité une seconde. Reportage.
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Ça y est tout le monde est prêt ? On peut tourner ? », fait mine de s’impatienter Béla Tarr, veste longue en cuir noir, barbe blanche de trois jours et regard perçant. Nous sommes le jeudi 12 avril, il est un peu plus de 16 heures. Il règne une atmosphère fiévreuse entre les murs de la maison à projets Cinemaximiliaan logée rue de Manchester à Molenbeek. L’équipe en est à son troisième jour de tournage, il n’en reste plus que trois.
La pause est finie. Réalisatrice, acteurs et techniciens regagnent leur poste à la hâte. On se faufile clandestinement à travers la porte coulissante donnant accès au plateau qui n’est autre que l’intérieur de la maison à projets Cinemaximiliaan, sa cuisine, son salon, ses chambres à coucher, redécorés pour les besoins du film.
Aujourd’hui, on tourne Braided Love dirigé par Rand Abou Fakher. Passionnée de cinéma, la jeune femme âgée d’une vingtaine d’années a fui le chaos de Damas en 2016 où elle avait entamé des études d’opticienne.
Le scénario qu’elle a rédigé et qui a évolué au fil d’échanges avec le réalisateur Béla Tarr met en scène une mère et sa fille rattrapées par un secret tu depuis bien trop longtemps. Imperturbable et déterminée, la jeune réalisatrice fait des allers-retours continus entre ses acteurs et son caméraman tandis que Béla Tarr assure une présence rassurante sans rien brusquer, ni imposer. « Je ne suis pas là pour dire si c’est bon ou mauvais », nous explique-t-il. « Je cherche à être une sorte de parapluie spirituel pour ces jeunes, les protéger pour mieux les pousser à être eux-mêmes, à prendre des risques ».
« Plus personne sur le plateau ! », le tournage commence. Nous sommes reléguée dans l’annexe du bâtiment, une salle à manger augmentée d'une cuisine, où trône, dans un cadre en bois, une grande photo de la famille Cinemaximiliaan, et où attendent patiemment les autres élèves inscrits au workshop du réalisateur hongrois, l’un des plus influents de sa génération.
Je cherche à être une sorte de parapluie spirituel pour ces jeunes, les protéger pour mieux les pousser à être eux-mêmes, à prendre des risques
Au-delà du cinéma
D’abord sollicité par le Kunstenfestivaldesarts pour être le sujet d’une rétrospective, l’homme derrière le mythique Cheval de Turin et Les Harmonies Werckmeister qui signait l’année dernière une exposition à Amsterdam consacrée à la situation des réfugiés en Europe, préférait profiter de sa présence à Bruxelles pour porter un projet avec le Cinemaximiliaan. Pendant une semaine, Béla Tarr anime un atelier visant à accompagner des primo-arrivants dans la réalisation de courts-métrages qui seront présentés dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.
« On n’aurait jamais imaginé que ça prendrait de telles proportions », nous confient Gwendolyn Lootens et Gawan Fagard, le couple flamand derrière le Cinemaximiliaan. Elle est artiste visuelle. Lui vient de terminer une thèse sur le cinéma contemplatif. Leur initiative solidaire commencée en 2015, un cinéma pop-up illuminant de ses projections le camp de réfugiés improvisé du Parc Maximilien, s’est depuis muée en véritable « maison à projets » tournant grâce à des bénévoles, pour la plupart en situation d’exil. «Ça va bien plus loin que le cinéma », explique Gwendolyn Lootens. « On discute, des liens d’amitié se créent. On observe que les personnes qui sont dans des centres d’asile depuis un an ou deux se trouvent souvent dans l’impasse. Elles ont l’impression de se perdre, sont souvent déprimées. Ce sentiment de solitude existe aussi chez les personnes régularisées. Notre but est de construire des ponts entre les individus ».
La suite logique
Aujourd’hui, le Cinemaximiliaan programme des films dans les centres d’asile et chez l’habitant, propose des ateliers de cinéma et des masterclasses avec des réalisateurs de renom, fait voyager à travers le pays un concert de musique live accompagnant un film muet (Egged on by music), et, on ne pouvait rêver plus belle suite logique, produit depuis peu ses propres films. « L’envie de tourner des films est venue des bénévoles eux-mêmes », dit Gwendolyn Lootens. « C’est à partir de ce moment-là qu’on a décidé de quitter notre petit appartement et de se mettre à la recherche d’une grande maison qui pourrait servir de plateau de tournage, de maison de production, de salle de répétition et d’hébergement », explique le couple dont le projet Cinemaximiliaan et la vie privée semblent ne faire qu’un ou presque. « Le Cinemaximiliaan a bouleversé notre vie. Nous sommes encore en recherche de notre équilibre ».
Ainsi, après un premier court-métrage Roepen in de Stilte réalisé par la famille Hakimi d’origine afghane avec le concours de la documentariste iranienne Rokhsareh Ghaemmaghami et de la cinéaste flamande Julie Declercq, le Cinemaximiliaan est parvenu à attirer dans ses filets Béla Tarr. « Ils sont venus vers moi et ils m’ont convaincu », nous dit le réalisateur en haussant les épaules pour signifier l’évidence.
Le Cinemaximiliaan, ça va bien plus loin que le cinéma. On veut construire des ponts entre les individus
On se souvient qu’en 2011, année où Le Cheval de Turin était récompensé de l’Ours d’argent à Berlin, Béla Tarr avait provoqué une onde de choc auprès de ses admirateurs en annonçant qu’il ne ferait plus de films. « J’ai arrêté de filmer parce que j’ai dit tout ce que j’avais à dire », confirme-t-il en notre présence. « Je pourrais me répéter mais je n’en ai pas envie. Réalisateur, c’est un très beau métier mais ça reste un métier bourgeois. Tout le monde vous encense, vous déroule le tapis rouge. Pour moi, c’était assez ». Depuis, le cinéaste partage son temps entre les cours qu’il dispense dans de grandes écoles de cinéma, des projets d’exposition, des masterclasses et des workshops à travers le monde. « Mon travail avec le Cinemaximiliaan est un accompagnement parmi d’autres. Si je me mettais à traiter les participants comme des réfugiés, ce serait faire preuve d’aristocratisme. Les réfugiés, c’est devenu une sorte de mythologie. Chacun doit montrer sa générosité et son élégance envers eux. Il y a là quelque chose de moche et de prétentieux. C’est sur le plan humain que l’on se comprend. Chaque être humain a besoin d’un chez-soi et d’un minimum de sécurité. Vous comme moi.»
Au plus près de l’individu
« En voyant Béla Tarr à l’œuvre, on s’est rendu compte qu’il travaille avec des individus et non avec un groupe, il s’intéresse à l’histoire de chacun, tente de comprendre qui est son interlocuteur », se réjouit Gawan Fagard. « C’est quelque chose qui nous parle beaucoup et qui rejoint la vision du Cinemaximiliaan ».
Entièrement bénévole au cours de sa première année d’existence, le Cinemaximiliaan, couronné du Vlaamse cultuur prijs en 2016, bénéficie désormais de subsides mais reste, selon Gwendolyn Lootens, « une institution fragile et précaire ». Alors que la maison qui abrite le projet a récemment été mise sur le marché, le couple rêve de pouvoir racheter l’entièreté de la propriété pour compléter les lieux d’une maison d’hôtes et d’un restaurant social. « Au Cinemaximiliaan, on a des chefs cuisiniers qui viennent de partout. On servirait de la nourriture irakienne, syrienne, afghane, ... Les institutions culturelles bruxelloises nous enverraient leurs artistes. Cela créerait de l’emploi pour les primo-arrivants et établirait des connexions entre les gens », s’enthousiasme Gwendolyn Lootens. « Le propriétaire des lieux soutient le projet et nous laisse priorité. Seulement, le temps presse. »
Entre-temps, la salle à manger de l’annexe s’est entièrement remplie. L’équipe, qui s’apprête à passer à table nous chante les louanges du chef irakien Omar qui a passé l’après-midi aux fourneaux. Verdict? On se laisse volontiers resservir. L’ambiance est conviviale, on décompresse, les blagues fusent, on se taquine. Béla Tarr le premier. Si le soleil s’est couché sur la maison molenbeekoise, la journée est loin d’être terminée. « Vous voulez rester ? On tourne encore jusqu’à deux heures du matin », nous lance Gawan Fagard, esquissant un sourire au coin des lèvres.
CINEMAXIMILIAAN & BELA TARR: RENCONTRE ET PROJECTION 11 & 12/5, 19.00, Cinemaximiliaan Project House, 13/5, 16.00, Cinéma Palace, www.kfda.be
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