En balade avec le photographe de l’agence Magnum Harry Gruyaert

Sophie Soukias
© BRUZZ
21/11/2018

Le magicien de la photographie couleur méritait bien qu’on lui consacre un documentaire. Le réalisateur Gerrit Messiaen met les pleins feux sur Harry Gruyaert, l’icône entrée chez Magnum en 1982. En une douce après-midi d’automne, nous nous sommes promenés avec le maître dans le quartier de la gare du Midi. « Je cherche toujours la lumière ».

Il est 15h46 à Bruxelles. Harry Gruyaert, 77 ans, chevelure blanche ondulante et veste à carreaux aux couleurs de saison, a à peine posé ses bottines souples de photographe baroudeur sur le sol grisâtre du grand hall de la gare du Midi qu’il dégaine son imposant reflex. « J’aime les zones d’attente comme les gares et les aéroports. Ce sont des no man's land très particuliers », déclare-t-il en faisant glisser hâtivement sur l’écran digital de son Canon une série d’images prises, il y a une heure à peine, dans les espaces majestueux d’Anvers-Central. Une lumière aveuglante barre la route aux usagers des longs escalators qui semblent se diriger vers l’abîme. « C’est quand même une des plus belles gares du monde », tranche le Parisien né Anversois et dont l’accent trahit les origines.
Dehors, la météo nous a gratifiés d’un temps à la Harry Gruyaert. Grand soleil, lumière intense et ombres dansantes. Un hasard ? Pas pour le photographe en tout cas qui a depuis longtemps cessé de croire aux coïncidences. « Le hasard a été tellement présent dans ma vie, qu’à partir d’un moment, je ne peux pas penser qu’il s’agit de simples accidents. Je crois que, quelque part, tout est inscrit, que les choses sont reliées de manière magique ». Comme quand le réalisateur flamand Gerrit Messiaen s’est mis à rêver d’un film nommé Harry Gruyaert. Photographer en contemplant une image du grand maître soigneusement accrochée au mur de celui qui allait produire son documentaire.

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Un voyage d’une heure environ, interviews à l’appui, dans l’œuvre époustouflante du pionnier de la photographie couleur et virtuose de la pellicule Kodachrome, dont le regard poétique, dévorant et imperturbable a su figer d’intenses moments de félicité, ces fameux « instants décisifs », à travers le monde et les décennies. Comme dans Maroc, une série cruciale commencée dans les années septante, Made In Belgium, un retour aux sources ambigu réalisé dans les années quatre-vingt et nonante, ou encore East / West, un portrait de deux antipodes, la Russie et les USA, au crépuscule de la guerre froide.

pas d’autoportraits s’il vous plaît
« Je déteste me faire filmer en photographiant parce que, normalement, c’est quelque chose que je fais seul », lâche Gruyaert en faisant référence aux scènes dans le documentaire où la caméra attentive de Messiaen le suit à l’œuvre, à la côte belge, dans les rues de Bruxelles, de Paris, de New York. « Mais bon, c’est comme ça. C’est le jeu ». Même réaction quand nous l’interrogeons sur la photographe qui nous accompagne, et qui vient tout juste de lui tirer le portrait. « Je n’aime pas me faire photographier. Je préfère que ce soit moi derrière l’appareil ».

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| Quand Harry Gruyaert a une image en tête, rien ne peut plus l’arrêter. «J’attire les choses et les choses m’attirent », dit-il.

Voilà qui expliquerait l’absence d’autoportraits dans l’œuvre de Gruyaert ? « Je n’ai jamais fait d’autoportraits parce que je ne m’intéresse pas à ma personne », précise-t-il. « C’est à travers mes images que je parle de moi. Ce qui me passionne dans la photographie et dans l’art en général, c’est le contact que crée l’artiste avec le spectateur à travers son travail. Si je suis devant un tableau de Picasso, je suis avec Picasso. Je comprends Picasso. Si le travail est trop conceptuel, j’y vois quelqu’un qui pense, mais je ne suis pas touché ». Pas étonnant de la part de ce passionné de peinture et de cinéma dont les images à la composition puissante, baignées de couleurs et de lumières contrastées, parlent d’elles-mêmes. « Il ne FAUT rien du tout », insiste Gruyaert lorsque nous l’interrogeons sur les tendances actuelles de la photographie contemporaine, avide de propos conceptuels. « Il faut être honnête, avoir de la personnalité et un besoin de s’exprimer. Si cette soif vitale n’y est pas, ça n’est pas de l’art ».

Liberté obsédante
La master class se poursuit dans les rues qui jouxtent la gare du Midi. Les lunettes rondes levées au ciel, Harry Gruyaert tourne sur lui-même, comme une boussole. « Je cherche toujours la lumière ». Une fois l’orientation choisie (direction la Porte de Hal), rien ne semble arrêter le fonceur qui avance d’un pas décidé vers la prochaine photo qui fera accélérer les battements de son cœur. « Quand les gens dans la rue me bloquent le passage, ça m’agace. Ma liberté est presque devenue une obsession ».

Posté au beau milieu de la rue d’Angleterre, préférant le bord de route au trottoir (non, l'intéressé ne s’est jamais fait heurter par un véhicule, nous avons pris soin de le lui demander), Harry Gruyaert attend en position de tir devant une façade lumineuse déclinant une jolie gamme de gris pastel et animée par un jeu poétique d’ombres urbaines. « L’image va dépendre des gens qui passent et du mouvement », explique le photographe avant de se mettre à déclencher avec une ferveur viscérale, comme possédé par des forces surnaturelles. « Dans deux minutes, ça sera beaucoup moins bien, parce que l’ombre va descendre ». La tension est à son comble. « Il n’y a que ça, de la tension », confie Gruyaert lorsque nous l’interrogeons sur son état d’esprit présent. « Mais j’en ai besoin ». Une drogue ? « Tout à fait ». - « Vous n’avez jamais eu peur que la passion se tarisse ? », se risque-t-on à demander. « Je n’y pense jamais. J’ai besoin physiquement et mentalement de faire des images ».
« Laisse tomber ! », nous lance le photographe pour signifier que l’instant décisif s’est évaporé. L’homme s’est à peine éloigné de quelques mètres de la scène que la composition tant espérée se produit devant ses yeux. « Je l’ai ratée. J’aurais dû rester », souffle-t-il, avant de tourner les talons d’un geste brusque. « On y retourne ? », demande-t-on. Apparemment, oui. Harry Gruyaert n’est pas un homme facile à suivre. Lorsque nous désirons savoir si c’est à la photographie qu’il doit sa forme, il rétorque avec malice : « Il n’y a pas que la photographie dans la vie. »

Le hasard a été tellement présent dans ma vie que je ne peux pas croire qu’il s’agit de simples accidents

Harry Gruyaert

La somptueuse Porte de Hal est désormais dans notre champ de vision. Harry Gruyaert insiste pour faire un détour par l’espace photographique Contretype qu’il a « toujours voulu visiter ». Pénétrant les lieux avec précipitation (l’employé à l’accueil ne semble pas reconnaître celui qui vient de faire une entrée éclatante), le photographe s’imprègne de l’atmosphère, scrute de son regard acerbe et impatient chacune des trois séries photographiques affichées aux murs des deux étages, ne laissant à chaque image qu’une moitié de seconde pour le convaincre. « C’est intéressant ce qui se passe là », murmure-t-il. « Ici, il y a bien trop de réflexion et de concept ».

De retour au grand air, son terrain de jeu, Harry Gruyaert est happé par une scène de vie sur le gazon verdoyant du parc qui encercle les vestiges de l’ancienne enceinte médiévale. « Je préfère la distance qu’imposent les espaces extérieurs », confie Gruyaert. « Même si ça implique une certaine solitude, ça ne me dérange pas ». Alors que le jour se meurt doucement, deux dames, un petit garçon et leur chien trempent dans un soleil orangé grignoté par l’ombre des arbres. Gruyaert attend le bon moment. « Je ne dirige jamais les gens. C’est le miracle qui m’intéresse. Cet instant où tous les éléments se mettent ensemble et font sens. Je comprends mieux le monde quand je cadre. »
« Il y a une jolie place par là-bas », dit le photographe en pointant du doigt le Parvis de Saint-Gilles. Il est 16 heures passées et la place est plongée dans l’ombre. En guise de consolation, Gruyaert propose de prendre un verre. « C’est toujours socialiste ? », s’enquiert-il en évoquant la Maison du Peuple. Et nous voilà confortablement installés à la terrasse du bar le plus branché du coin, à philosopher autour d’une Stella. « C’est vrai que Bruxelles a beaucoup changé », reconnaît le Parisien d’adoption. « Mais s’il y a bien une certitude dans la vie, c’est que tout change. À commencer par soi… »

> Harry Gruyaert. photographer. Première (en présence de Harry Gruyaert et du réalisateur Gerrit Messiaen) 29/11, 20.00, Bozar, Sortie: 5/12

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