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Gräns, à la fois obscure et sensible.

Gräns: Sur les chemins inexplorés d'Ali Abbasi

Niels Ruëll
© BRUZZ
23/01/2019

S’agit-il d’un drame amoureux, d’un film de monstres dans le Grand Nord ou plutôt d’une tentative de démasquer la réalité ? Rien de tout cela, il s’agit d’une Gräns, d’une frontière à la fois obscure et sensible. Retour avec le réalisateur Ali Abbasi sur sa perle cachée, primée à Cannes. « Chaque image, chaque son est personnel. »

Le film Gräns est un magnifique long-métrage suédois qui ne saute pas tout de suite aux yeux, à défaut de gros budget marketing et de têtes d’affiche connues. Veuillez donc faire connaître l’existence de ce joyau insoupçonné à tous vos amis. Mais soyez parcimonieux dans vos descriptions car moins on en sait à propos du film, plus la surprise est agréable.

La singulière Tina travaille à un poste frontalier et dispose d’un organe olfactif assez particulier. Le tout aussi mystérieux Vore chamboule complètement son existence. Une histoire d’amour truffée d’éléments fantastiques, d’intrigues criminelles, d’humour et de mélancolie. Ce chef-d’œuvre difficile à classer du réalisateur Ali Abbasi a remporté le prix Un Certain Regard au Festival de Cannes, devant le film belge Girl.

Gräns se base sur une histoire de John Ajvide Lindqvist, qui a également inspiré le film de vampires Let the right one in. Comment avez-vous atterri chez lui ?

AlI ABBASI: John Ajvide Lindqvist est le Stephen King de Suède. J’ai adoré réaliser mon premier long-métrage, Shelley, mais peu de Danois sont réellement allés le voir. J’ai donc voulu m’approcher un peu plus du cinéma mainstream. On verra si j’y suis parvenu.

Il est difficile de dire clairement pourquoi on commence à faire un film. On peut se poser la question de savoir si c’est vous qui choisissez le projet ou si c’est le projet qui vous choisit. Il est assez compliqué de faire décoller un film. Il est parfaitement possible que Michael Haneke ait donné la priorité à son projet de film Le Ruban blanc (Palme d’Or de 2009, NDLR) pour des raisons financières.

Je peux inventer une belle histoire sur l’inspiration qui a mené à ce film mais en fin de compte, les réalisateurs sont des esclaves du financement et de la distribution. Et cela détermine bien plus le genre de films que je fais que ma simple volonté.

"Avec un seul et même film, je veux faire rire et pleurer le spectateur."

Ali Abbasi

Ce n’est pas une situation idéale mais quel rapport avec John Ajvide Lindqvist ?

ABBASI : J’ai collaboré avec Lindqvist parce que je partage son intérêt pour la combinaison de la réalité et de la fantaisie et pour l’utilisation d’éléments issus d’un monde féerique ou onirique pour construire une nouvelle réalité.

On pourrait parler de Réalisme Magique scandinave ou tout simplement d’un conte de fées moderne. Peu importe comment on l’appelle, il s’agit d’un mélange d’éléments contradictoires qui sont parfois très véridiques et banals et parfois très extraordinaires.

Gräns baigne dans une ambiance subtile et mélancolique, et tout comme dans L’étranger d’Albert Camus, il traite de troubles existentialistes vécus par les personnages. C’est un sujet fréquent dans les romans, mais ici, on le combine à la mythologie des trolls.

Ce sont deux éléments que je n’aurais, personnellement, jamais rassemblés, mais Lindqvist était d’avis que cette étrange combinaison créerait une troisième réalité à la fois drôle, fantaisiste et vulgaire de série B. Pour être franc, je n’en sais pas plus sur les trolls que ce qu’on trouve sur Wikipédia à ce sujet.

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Gräns, obscure et sensible.

Du crime, de l’amour, de la fantaisie, de l’horreur, de l’humour : c’est un sacré mélange.

ABBASI : C’est comme ça que je vois le monde : avec plusieurs facettes. Pour moi, la réalité d’un film doit refléter ma vision de la vie quotidienne. Je ne prétends pas que ma vie quotidienne est extraordinaire ou magique. Je veux dire que pour moi, la réalité a différentes facettes. La réalité est brutale, banale, vulgaire, méchante, poétique, passionnante, ennuyeuse etc. Avec un seul et même film, je veux faire rire et pleurer le spectateur, à l’aide de personnages qu’il aime et qu’il déteste parfois.

On me demande parfois si l’élément comique était vraiment nécessaire ou pourquoi j’ai eu le besoin de faire appel à l’horreur. J’ai souvent refoulé mon envie de faire rouler des têtes dans le film. Cela m’aurait beaucoup facilité la tâche mais mon intuition me disait qu’il était nécessaire de prendre six, sept directions différentes à la fois. Ensemble, elles forment une unité, une unité étrange mais une unité tout de même.

La qualité principale du film est l’équilibre. Dans chaque phase du processus, nous avons cherché le bon équilibre. Lors du montage de la scène de sexe, nous nous sommes, par exemple, demandé quel degré de bestialité ou de tendresse serait crédible.

Je ne dis pas ça méchamment mais c’est seulement après coup que je me suis rendu compte que votre film était si beau.

ABBASI : Je suis très heureux que vous disiez ça. Il existe, en gros, deux écoles dans la manière de regarder un film. La première école dit qu’un film est grandiose lorsqu’on remarque les trouvailles ingénieuses, les acteurs impressionnants, l’histoire qui déchire tout, la cinématographie époustouflante et la magnifique bande-son.

L’autre école préfère que tous ces éléments ne sautent justement pas aux yeux car on doit être immergé dans le film. Je ne dis pas qu’une des deux visions est meilleure que l’autre mais cela montre clairement que j’ai, personnellement, une préférence pour la deuxième façon de voir les choses.

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Gräns: du crime, de l'amour, de la fantaisie, de l'horreur, de l'humour.

Beaucoup de critiques de films mettent l’accent sur le thème de l’outsider et font le lien avec votre histoire personnelle. Exagèrent-ils, et est-ce que cela vous ennuie ?

ABBASI : Oui et non. D’un côté, je ne dois pas me soucier de l’interprétation que font les gens de mon film. Je réalise le film, je ne l’interprète pas. Je ne vais convaincre personne de lire Gräns d’une certaine façon.Je ne me considère pas comme un immigré. Je viens d’Iran, j’ai étudié en Suède et au Danemark et dès que ces pays ne me plairont plus, j’irai ailleurs. Peut-être qu’un jour, je viendrai en Belgique, on verra bien.

Mais quand quelqu’un comme moi fait un film sur les outsiders, ce film est presque automatiquement vendu comme l’histoire personnelle d’un immigré qui sait ce que c’est que d’être un outsider. C’est partiellement vrai mais c’est aussi très réducteur. Cela veut dire qu’il ne s’agira plus d’un film personnel dès que je mettrai en scène un personnage qui n’est pas un outsider ? ça n’a pas de sens car tout ce que je fais est personnel.

Quand je parle d’une femme qui ne parvient pas à être enceinte, c’est personnel. Quand je parle d’un troll, c’est personnel. Chaque image, chaque son dans Gräns est personnel. Comprenez-vous mon ambivalence ?

> Gräns
DK, SE, dir Ali Abbasi
avec Eva Melander, Eero Milonoff

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