Dans sa dernière création Pour, la chorégraphe canadienne Daina Ashbee capte l’énergie, négative et positive, du corps féminin au moment du cycle menstruel.
En seulement quatre spectacles en quatre ans, la canadienne Daina Ashbee a imposé son univers chorégraphique intense et singulier sur les scènes internationales. À la lisière de la danse et de la performance, ses créations, souvent radicales, abordent des sujets complexes ou tabous comme la sexualité féminine, l’identité métisse et les changements climatiques. Formée à l’écart des grandes institutions de la danse contemporaine, elle développe un travail qui englobe sa relation au corps, à ses ancêtres, à l’univers et au cosmos tout entier. Dans Pour (« verser », « couler » en anglais), elle explore, avec son interprète Paige Culley, comment le corps féminin est traversé par le cycle menstruel. Et comment à travers la contrainte, le contrôle et la libération, il exprime la vie dans sa douleur et sa beauté.
Comment vous êtes-vous formée à la danse ?
Daina Ashbee: J’ai commencé assez tard. Mes premières envies me portaient plutôt vers la musique, puis j’ai étudié le yoga et j’ai suivi des cours de danse thérapeutique. La première compagnie avec laquelle j’ai dansé quand j’avais 18 ans est la Raven Spirit Dance, une troupe de danse contemporaine de Vancouver qui intègre des éléments de culture indigène. J’ai aussi dansé avec Kokoro une troupe de butoh (danse née au Japon dans les années soixante), elles ont toutes deux influencé mon développement artistique et mon approche de la danse.
Votre travail est parfois proche de la performance ?
Ashbee: Oui, c’est parce que je n’ai jamais été concentrée uniquement sur la danse. Je m’inspire beaucoup des arts visuels. Mon père était artiste et j’ai beaucoup fréquenté les galeries quand j’étais jeune et que j’avais le temps. Je pense que ça a formé mon imaginaire, au même titre que la pratique de la méditation et du yoga.
Vous exprimez vos images par le mouvement plutôt que par la couleur et par les formes ?
Ashbee: Je pense que le corps a beaucoup de choses à exprimer et j’ai le sentiment que la musique, les lumières et les costumes ne sont là que pour mettre en valeur ce que le corps cherche à exprimer.
Vous exprimez les pensées de votre corps, dites-vous ?
Ashbee: Tout ce qui est enfoui dans le corps et dans l’esprit peut être projeté vers l’extérieur. Quand je crée une pièce, j’essaie de donner la parole à différentes parties du corps comme si elles pouvaient s’exprimer d’elles-mêmes. Je pense qu’on se repose trop sur le visage et les mains pour nous exprimer et je suis curieuse de découvrir ce qu’une autre partie du corps peut exprimer quand on lui donne cette énergie.
Vos pièces naissent-elles par des images ou des mouvements ?
Ashbee: Tout part de la méditation. Je me glisse à l’intérieur de mon corps et je note les images qui me viennent et puis je laisse venir les mouvements. Je vais ensuite les enregistrer et les mémoriser pour passer enfin à une notation écrite.
J'ai eu envie d'exprimer les règles et la douleur plutôt que de les cacher comme la société nous l'impose
La nudité revient dans certains de vos spectacles comme Pour. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
Ashbee: D’une certaine manière, ça encourage l’expression du langage du corps. On voit un corps pur sans être influencé par des couches de costumes ou d’accessoires. Cela exprime la vulnérabilité mais ça peut aussi ajouter des couches de tension et d’inconfort auprès d’une partie du public. Certains pourront sexualiser le corps ou le percevoir comme libérateur, d’autres y verront de la provocation gratuite et d’autres encore de la beauté brute.
Quel est le point de départ de Pour ?
Ashbee: Beaucoup de douleurs accumulées dans mon corps. Je suis passée par de nombreux moments vraiment traumatisants que j’ai longtemps cherché à cacher ou à réprimer. À commencer par des règles douloureuses. J’ai eu envie d’exprimer ces sentiments plutôt que de les cacher comme la société nous l’impose. J’ai étudié mon cycle menstruel en visualisant chaque étape. J’ai développé ma création tout au long de ce processus avec l’idée de libérer le corps. Pour s’appuie sur toute cette énergie qui est bloquée, enfermée, contrôlée et réprimée. Le titre vient de cette idée de déversement comme une libération. La chorégraphie joue sur ces deux états antagonistes du corps. Il y a le sang qui se répand en dehors et en même temps il est retenu.
Quel est votre rapport à cette douleur ?
Ashbee: Pour moi, ça a longtemps été un moment honteux, parce qu’on ne pouvait pas en parler, il fallait le cacher parce que c’est dégoûtant. D’un autre côté, ça affecte aussi l’humeur et le moral à cause des changements hormonaux. Je me souviens très bien que je me sentais complètement perdue et que ma mère me disait que j’allais devoir m’y préparer. Dans ces moments, toutes les sensations sont amplifiées. Moi, je me sentais vraiment mal, au point que je ne voulais plus vivre. Je crois maintenant qu’une partie de la douleur était exacerbée par cette répression dans mon corps. Je ne pouvais pas dire : « Aujourd’hui, je ne viens pas parce que j’ai mes règles. Je devais dire, je ne me sens pas bien ou j’ai pris froid. » Je n’autorisais pas mon corps à être dans le présent. Et c’est lui faire violence et ça m’a affecté. Je sais que certains s’attendaient à ce qu’il y ait du sang, mais il n’y en a pas. Mon envie, c’était plutôt d’évoquer le sang dans ce qu’il représente, par son odeur ou son apparence. L’idée, c’est plus de le ramener à l’intérieur du corps que de choquer.
Cette pièce n’a pas dû être simple à monter ?
Ashbee: Non. Ça a été très compliqué de trouver les financements. J’ai eu l’idée du concept de cette pièce au moment où je développais mon premier spectacle. Pour celui-ci tout a été très facile, il n’y a eu aucun temps mort. Avec Pour, au contraire, je n’ai entendu que refus, année après année. Et puis finalement, peu avant la première, j’ai eu une réponse positive pour un petit financement. Je l’ai donc développé pratiquement sans financement extérieur. Et maintenant qu’elle tourne, la pièce ne reçoit que des réactions positives. On a tourné au Canada, en Espagne, en France ou en Norvège. Paige Culley, son interprète, a reçu le prix de la danse de Montreal en 2017.
Avec Pour, vous confrontez la société à ses tabous, pensez-vous qu’ils évoluent ou se déplacent ?
Ashbee: C’est intéressant de voir combien j’ai dû lutter pour faire financer Pour et que trois ans plus tard, il tourne et que la parole sur le cycle menstruel s’est libérée. Des athlètes ont commencé à parler de la manière dont ça peut affecter la pratique sportive, une autre femme y a consacré une série de photos prises autour du monde. On continue à en parler sur les réseaux sociaux, en bien ou en mal, des gens continuent à trouver ça dégoûtant mais la réception du spectacle montre que les choses changent.
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