1606 BXL printemps noir hoger

"La séquence politique est vue comme une scène de carnaval dérisoire où les politiciens, avec des gros masques, se rejettent la responsabilité."

Interview

Jean-Marie Piemme: Regard engagé sur le réel

Gilles Bechet
© BRUZZ
07/03/2018

Avec Bruxelles, printemps noir, Jean-Marie Piemme, figure majeure de la scène dramaturgique francophone, consacre une pièce aux attentats qui ont frappé Bruxelles en 2016.

Après les attentats de Madrid et de Londres, le dramaturge Jean-Marie Piemme a écrit pour ses élèves à l’INSAS une pièce où il imaginait une bombe exploser Porte de Namur. Dans une succession de séquences et de personnages, il s’intéressait aux répercussions d’un attentat dans le corps social. Après les attentats de mars 2016, il a complètement revu ce texte. « Les mots que j’avais écrits gardaient leur sens, mais ils résonnaient tout à coup autrement et appelaient des mots supplémentaires », explique-t-il.

Le nouveau texte est devenu Bruxelles, printemps noir. Il y ausculte les déflagrations des bombes jihadistes sur les intimités, les comportements et les convictions de la société dans un langage éminemment théâtral qui se nourrit du réel pour s’ouvrir à l’inventivité poétique du théâtre.

Face à de tels événements, le public est en quête de sens, votre pièce peut-elle y contribuer ?
Jean-Marie Piemme: Il y a différentes façons de donner du sens. Je n’ai pas voulu une reconstitution des événements, j’ai choisi de suivre les répercussions de l’attentat dans la société à travers des gens qui ont été touchés, pas forcément gravement. C’est comme, pour utiliser une métaphore, quand on jette un pavé dans un étang et qu’on observe les vagues rayonner depuis la plus proche jusqu’à la plus lointaine.

Ce n’est pas strictement documentaire ou réaliste, il y a aussi des moments plus oniriques, et par exemple une séquence avec les trois Parques, les déesses qui dans la mythologie grecque coupent le fil des vies. La pièce raconte comment cet événement nous traverse, comment il révèle des fissures en chacun de nous et dans le corps social tout entier. Il n’y a pas de continuité narrative. C’est un microcosme déstabilisé que je restitue, un microcosme blessé et touché, qui s’interroge.

Vous avez longtemps donné cours à l’INSAS, la perception de la jeune la génération sur ce type d’événement est-elle différente de la vôtre ?
Piemme: La perception du traumatisme est, je crois, identique, mais les interrogations que cela suscite ne se posent plus dans les termes où j’aurais pu les poser quand j’avais vingt ou trente ans. Il y a cinquante ans, on ne se préoccupait pas des questions environnementales, on ne connaissait pas le rejet de la politique, l’Amérique qui vote Trump et l’islamisme. Je suis un ancien soixante-huitard et je n’ai jamais eu à m’interroger sur un jihadiste qui pose une bombe dans le métro bruxellois.

Dans la pièce Eddy Merckx a marché sur la lune (présentée aux Tanneurs en décembre dernier, ndlr), je me demandais ce qu’un jeune aujourd’hui peut bien faire avec l’héritage d’un soixante-huitard. Il faut que la réponse au traumatisme se réélabore à partir d’une interrogation qui n’est plus celle de 68.

La séquence politique est vue comme une scène de carnaval dérisoire où les politiciens, avec des gros masques, se rejettent la responsabilité.

Dans cette pièce, l’écriture permet de partager un mal-être, avez-vous dit. Le mal-être collectif est-il l’addition des mal-être individuels ?
Piemme: La somme des mal-être individuels dépend du degré de traumatisme qu’on a pu ressentir dans l’attentat. Tandis que le mal-être collectif, il touche à l’imaginaire, à des choses extrêmement lointaines. Un ennemi qui vous menace, qui est toujours dans l’ombre, peut-être même chez vous. La réalité qu’on perçoit se décode à travers toute une série de catégories fictionnelles qu’on peut superposer sur l’entourage, la menace obscure, l’ennemi intérieur, l’anti-patrie ou la menace sur la race blanche.

Le mal-être social est chargé d’un imaginaire qui vient de loin. La série que nous vivons aujourd’hui a commencé par les tours qui s'effondrent et pas n’importe quelles tours, ça a une valeur symbolique incroyable. S’il y avait eu « simplement » un attentat avec des morts dans une gare quelconque, ça aurait eu moins d’impact.

Bruxelles, printemps noir, décrit une réalité bruxelloise. Comment et par quoi se manifeste-t-elle dans la pièce ?
Piemme: D’abord parce que Bruxelles est nommée, ce que je fais rarement dans mes pièces. Des lieux et des monuments de Bruxelles sont clairement identifiés. Si on pousse un peu, on pourrait dire qu’il y a une dose d’esprit belge avec la séquence politique. Elle est vue comme une scène de carnaval dérisoire où les politiciens, avec des gros masques, se rejettent la responsabilité.

Vous êtes souvent perçu comme un auteur engagé, avez-vous progressivement adapté vos combats dans une époque où les idéologies ont perdu de leur lustre ?
Piemme: Je n’ai jamais pensé que j’étais un auteur engagé, ce sont les autres qui l’ont pensé. Je parle de la façon dont les gens vivent ensemble et dans ce cas-là effectivement, j’ai un regard politique mais je n’ai pas un regard engagé au sens ou Brecht pouvait l’avoir.

Brecht avait derrière lui une classe ouvrière solide, une idéologie communiste structurée et l’espérance que le monde allait changer de base, alors que nous, on a un Occident qui s’effondre, une maîtrise du social de plus en plus compliquée et certainement plus aucune vision politique pour permettre un large engagement. Les conditions d’un théâtre engagé dans ce sens-là, non. Engagé dans le regard sur le réel, oui.

La pièce contient pas mal d’humour, est-ce une soupape ou une mise à distance de la réalité ?
Piemme: Ce sont les deux. L’humour permet de prendre une certaine distance par rapport au réel, mais je pense aussi que la vie est faite de l’accolement systématique du tragique et du comique. Je ne suis certainement pas le premier à le dire mais je trouve qu’on se doit d’être au plus près de ce voyage d’émotions en nous qui nous fait passer tout à coup, de l’abattement total à une espèce d’euphorie, une espèce de joie.

Je répète à longueur de journée : quand on fait une pièce sur les attentats, on n’est pas dans un attentat. Le théâtre ne doit pas être une punition parce que le monde va mal.

> Bruxelles, printemps noir. 9 > 31/3. Théâtre des Martyrs

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