Quand on évoque le cinéma en Amazonie, Werner Herzog surgit inévitablement à l'esprit. Pourtant, à Bruxelles, Mary Jiménez et Bénédicte Liénard ont aussi fait de la jungle leur terrain de création, avec une approche radicalement différente. Après quinze ans d'exploration au fil du plus long fleuve du monde, leur trilogie touche à sa fin avec la sortie de Fuga. « Nous sommes avant tout des aventurières. »

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Sophie Soukias
Bénédicte Liénard et Mary Jiménez: un cinéma aussi vibrant que l’Amazonie
Il n’y a pas grand-chose ici, mais on a une excellente machine à café «, s’excuse Bénédicte Liénard en nous tendant une tasse fumante. L’intérieur du salon dans lequel nous venons de pénétrer est, pour le moins, épuré : une table, deux chaises, un canapé et peu d’autre mobilier. Simple. À l’image des deux réalisatrices. Tout laisse à penser que, pour Mary Jiménez et Bénédicte Liénard, l’essentiel du décor se trouve à l’extérieur.
Perché sur les hauteurs d’un immeuble de la Porte de Hal, l’appartement offre une vue imprenable : celle d’une ville vibrante, d’un réel débordant, prêt à être raconté. C’est ici, chez Mary, qu’elles se retirent pour écrire leurs films ou les monter dans une chambre à l’arrière, transformée en salle de montage.
Mary Jiménez a quitté le Pérou de son enfance pour étudier le cinéma à l’INSAS de Bruxelles, tandis que Bénédicte Liénard a laissé le Borinage pour l’IAD. Leur vie a toujours tourné autour du cinéma, d’abord séparément, pendant de nombreuses années, puis ensemble depuis 2013.
Elles ont filmé et beaucoup enseigné, en Belgique et à l’étranger. Aujourd’hui, elles s’inquiètent pour leurs étudiant·e·s, redoutant l’avenir du cinéma dans un monde où la vérité semble de plus en plus mise en péril. «On n’en dort pas», confie Bénédicte. «Aujourd’hui, le mal se manifeste ouvertement», ajoute Mary, désignant Trump et Poutine comme des symboles d’un monde où mentir pour dominer est largement accepté. Elles se demandent quel avenir attend les cinéastes dissidents, «hors du moule made in USA».
Mais il y a tout de même un espoir : «L’Oscar du meilleur documentaire qui vient d’être attribué à No Other Land». Un film né d’une amitié entre un Israélien et un Palestinien, documentant l’occupation et la destruction d’un village en Cisjordanie. «C’était inimaginable qu’une telle vérité soit saluée à Hollywood et qu’elle soit reconnue comme telle», dit Bénédicte.
Coup de folie
Ont-elles peur ? «Ce qui se passe aujourd’hui, c’est du jamais-vu.» Mais il ne s’agit pas de ça. Non, le cinéma de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez n’est pas guidé par la peur, mais par l’indignation. Ce qui les propulse, c’est la nécessité de donner la parole à celles et ceux dont la voix a été étouffée. «C’est aussi l’envie de s’aventurer dans des territoires inexplorés», poursuivent-elles. Rien ne les arrête. Les années passent, sans que le temps n’éteigne la flamme qui les anime – celle de créer. «Faire du cinéma, c’est une immense joie. Nous sommes avant tout des aventurières. Nous partons à la rencontre de corps et d’histoires inconnus. Notre cinéma, c’est une invitation à un grand voyage.»
Leur première expédition en Amazonie s’est faite sur un coup de folie, lorsque Bénédicte cherchait à filmer quelques instants de la jungle pour un projet autobiographique ancré dans la Belgique minière (D’arbres et de charbon). Mary, qui a grandi au Pérou, se souvenait d’un voyage d’enfance, avec son père, dans cette jungle. Des images, des sensations qui l’avaient marquée et qu’elle souhaitait retrouver.
Lors de ce périple, elles rencontrent une famille menacée par les crues, et l’idée de la laisser «seule sur le bord du fleuve» les bouleverse. Elles retournent au Pérou pour raconter son histoire, donnant ainsi naissance en 2013 à leur premier film à quatre mains : Sobre las Brasas («Sur les braises»). Ce documentaire serait le premier chapitre d’une trilogie amazonienne. Le dernier volet, Fuga, sort à Flagey et à Bozar à partir de ce 26 mars.
Rien de spectaculaire
Bénédicte sourit : «On ne filme pas l’Amazonie comme une autoroute de Wallonie.» La nature, belle mais menaçante, exprime une large gamme d’émotions, du danger à la résilience. «La jungle c’est beau et très inquiétant à la fois. On reste surtout dans les villages», dit Mary, et Bénédicte ajoute : «Faire un film est déjà assez difficile, on ne voit pas l’intérêt de se mettre en danger.»
Le nom de Werner Herzog surgit inévitablement, évoquant son magistral Fitzcarraldo et le making-of Burden of Dreams, où l’on voit un réalisateur prêt à tout, y compris à mettre des vies indiennes en danger, pour créer une œuvre d’art. Mais chez Bénédicte et Mary, il n’y a pas de place pour le spectaculaire. Le rythme posé et envoûtant de leurs films en prend même le contre-pied.
«Nous ne sommes pas des prédatrices», insiste Bénédicte. «Notre performance à nous, c’est d’établir une relation de complicité avec les gens. Nous sommes des femmes, des mères, et notre sensibilité se reflète dans les histoires de femmes, dans les récits de famille.»
‘On ne filme pas l’Amazonie comme on filme une autoroute de Wallonie’
Bénédicte Liénard
Entre leur premier et leur deuxième film au Pérou, une grosse production se dessine : Le Chant des hommes. Sorti en 2015, ce film de fiction raconte la grève de la faim, survenue à l’église du Béguinage à Bruxelles quatre ans plus tôt. Un projet qui leur tient à cœur, car elles y étaient, en tant que citoyennes, pour soutenir le mouvement des sans-papiers.
Ensuite, elles retournent en Amazonie. Cette fois en équipe restreinte – avec la cheffe opératrice Virginie Surdej, dont elles ne se sépareront plus, et un preneur de son – et y façonnent un langage poétique, véritable signature de leur collaboration.
Dans By the Name of Tania, sorti en 2019, une jeune fille, tombée dans la prostitution après avoir été séduite par de fausses promesses de richesse, raconte son parcours à un commissaire de police. L’actrice, Lydia, issue d’un foyer pour jeunes filles et ayant elle-même été victime d’abus, livre un récit profondément ancré dans la réalité. Ses paroles sont inspirées de centaines de dépositions de jeunes prostituées. Le commissaire qui a fourni ces témoignages, un homme bien réel lui aussi, fait partie de cette vérité que Bénédicte Liénard et Mary Jiménez tentent de faire exister. Leur style hybride, entre documentaire et fiction, immerge le spectateur dans des souvenirs brumeux et éclatés, à l’image des traumatismes vécus par Tania. «Il s’agit d’une fiction de la mémoire.»
Sans laisser de traces
Dans leur troisième film au Pérou, Fuga, c’est le jeune Saor qui prend la parole. Il se souvient des moments passés avec Valentina, une femme trans qui fut son amante. À sa mort, il retourne dans son village natal pour l’enterrement. Ce voyage sur les rives de l’Amazone conduit Saor à rencontrer des personnes qui ont connu Valentina, et avec elles, une vérité sanglante refait surface : des témoignages de violence et de crimes commis contre la communauté queer pendant le conflit interne au Pérou. Cette guerre, qui opposa l’État à deux groupes armés, fit plus de 69 000 morts et 15 000 disparus. «À Iquitos, où une grande partie de la communauté LGBTQIA+ avait trouvé refuge, on nous avait parlé des massacres. Mais en consultant les archives du Musée de la mémoire et de la réconciliation à Lima, il n’y avait presque aucune trace de ces exactions.»
Peut-être est-ce là la clé du cinéma de Mary Jiménez et Bénédicte Liénard : faire exister des voix condamnées à ne jamais appartenir à l’Histoire. Dans On la nomme la brûlure en 2021, une parenthèse dans leur série amazonienne, elles donnent la parole aux mères tunisiennes de jeunes hommes noyés en Méditerranée, partis poursuivre un rêve européen. Pas de procès pour défendre les victimes et donc pas de témoins appelés à la barre. Seulement des proches oubliés, leurs larmes noyées dans le silence.
Les personnages de leurs films sont conscients que parler ne soulagera pas leur douleur, mais permettra peut-être de la transformer. «Les gens qui collaborent avec nous savent parfaitement ce qu’ils font», dit Mary. Ces récits nourris de résilience, permettent aux réalisatrices de puiser leur propre force dans la responsabilité qu’on leur transmet. «Quand quelqu’un se confie à nous, il est trop tard pour reculer. Une graine est plantée. Nous commençons à imaginer un film.»
Si leur trilogie en Amazonie est aujourd’hui terminée, leur aventure ne s’arrête pas là. Bénédicte Liénard et Mary Jiménez, loin de la jungle équatoriale, poursuivent leur exploration, toujours guidées par ces voix qui n’attendent que de sortir de l’épaisseur des ténèbres.
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