Concierge et âme vibrante du Decoratelier, Ahmad Talib Barry rêve d’égayer le gris des villes avec des forêts d’arbres en tissu et transforme la mélodie insistante d’une sonnette en prétexte à une chanson. L’artiste guinéen est au cœur de la nouvelle création du scénographe Jozef Wouters, avec qui il partage son atelier depuis 2019. «Il faut garder les bons souvenirs et jeter les mauvais.»

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Sophie Soukias
Ahmad Talib Barry: la double vie du concierge du Decoratelier
Artiste autodidacte, Ahmad Talib Barry, dit « Barry », est arrivé à Bruxelles après un long voyage depuis la Guinée. Il a trouvé refuge au Decoratelier, un espace artistique installé dans une ancienne usine à Molenbeek, où sa gentillesse et sa disponibilité ont fait de lui le concierge de ce lieu bouillonnant d'activités. C'est là qu'il a rencontré Jozef Wouters, artiste visuel, scénographe, metteur en scène et membre de la troupe Damaged Goods. Ensemble, ils ont commencé à découper des milliers de feuilles dans du tissu pour en faire des sculptures d'arbres.
Barry montera sur scène dans A Day is a Hundred Years, un spectacle de Jozef Wouters, où s'entrelacent l'histoire du Decoratelier avec le parcours et la vie de Barry. Cette performance est née d'inlassables conversations entre Barry et Jozef, au cours desquelles ils ont tissé un lien entre Sagalé et Bruxelles, créant un lieu qui n'est ni ici ni là-bas, mais quelque part entre les deux. Ils ont aussi, sans doute, réussi à arrêter le temps pour que chaque jour semble s'égrener en cent années.
Les arbres aux feuilles découpées sont très présents dans votre travail. Comment sont-ils apparus ?
Ahmad Talib Barry : Quand je suis arrivé en Belgique, j'ai remarqué que les arbres changeaient de couleur au fil des saisons. Je me suis dit qu'il serait intéressant de créer un arbre qui ne change pas de couleur, qui n'a pas besoin de nous, qui ne craint ni le froid ni rien d'autre. Je ne savais pas comment m'y prendre, mais en travaillant avec Jozef, nous avons décidé d'utiliser le matériau dont nous disposions : des pièces de tissu coloré. Après quelques jours de travail, nous avons constaté que le résultat était vraiment intéressant.
Vous avez commencé votre carrière artistique en Guinée, dans la ville de Sagalé ?
Barry : J'avais installé un atelier sous un arbre, à côté du seul café des environs. Les gens venaient pour des abonnements de télévision, de la musique ou juste pour discuter. J'ai commencé à décorer des t-shirts avec des motifs et des lettres au pochoir, principalement pour des événements comme des mariages. Quand tout le monde porte le même t-shirt, il n'y a plus de différence entre riches et pauvres : cela montre qu'on est ensemble, en accord. Mon but était de partager de l'amour et de l'unité à travers ces créations.
Vous avez également développé une technique personnelle pour décorer des mosquées avec de la calligraphie coranique ?
Barry : Mon père écrivait des poèmes en arabe et en pular. À la maison, nous avions de nombreux livres, et j'écrivais autant en arabe qu'en français. La technique que j'avais mise au point pour imprimer des chiffres et des lettres sur des t-shirts, je l'ai adaptée à la calligraphie murale. Mon père m'a proposé de réaliser une fresque dans une mosquée, et le résultat était si beau que j'ai continué.
Comment êtes-vous arrivé en Belgique ?
Barry : C'est un long périple depuis la Guinée. J'étais en Allemagne, où j'ai eu un accident de voiture. Après mon hospitalisation, j'ai signé des papiers sans comprendre qu'ils me renvoyaient en Italie. Quand la police est venue chez moi, je n'y étais pas. Refusant de retourner en Italie, j'ai pris mon sac et je suis venu en Belgique.
« Bruxelles m'a permis de me reconstruire »
Comment avez-vous rencontré Jozef Wouters ?
Barry : À mon arrivée, j'ai passé quelque temps au Petit Château. J'avais dessiné un t-shirt avec une photo du bâtiment prise avec mon GSM, et cela a attiré l'attention. On m'a parlé de l'espace artistique Globe Aroma, où j'ai rencontré Jozef. Il m'a invité au Decoratelier, et depuis ce jour, nous travaillons ensemble sur de nombreux projets.
Quel est votre lien avec Bruxelles ? Que représente cette ville pour vous ?
Barry : Bruxelles représente beaucoup pour moi, car j'y suis arrivé avec des béquilles, après avoir été soigné ici. Cette ville m'a accueilli et m'a permis de me reconstruire.
En plus de l'accident, vous avez aussi souffert de problèmes de santé en Libye ?
Barry : Oui, j'ai contracté une infection à cause des conditions d'hygiène déplorables dans les centres de détention là-bas. On ne pouvait pas se laver ou utiliser l'eau correctement, ce qui a eu de graves conséquences.
Pour écrire A Day is a Hundred Years, Jozef Wouters s'est beaucoup inspiré de votre parcours et de votre rapport au temps. Cela vous parle ?
Barry : Pour moi, le temps passe trop vite. C'est moi qui ai besoin de temps, pas l'inverse. Quand c'est le temps qui a besoin de toi, alors il devient vraiment long. Je n'aime pas m'ennuyer ni prévoir trop à l'avance. Si quelque chose m'ennuie, je préfère le mettre de côté et passer à autre chose.
Vous serez aussi sur scène avec quelques surprises ?
Barry : Oui, je vais peut-être chanter une chanson que j'ai composée sur la sonnette du Decoratelier. Je ne suis pas musicien, mais j'aime chanter sur des objets qui m'inspirent, comme cette sonnette. Elle fait beaucoup de bruit, mais cela ne me dérange pas ; c'est un chouette sujet pour une chanson.
Vous avez conçu le décor avec des arbres, mais aussi des mandalas pour créer des jeux d'optique ?
Barry : Oui, j'aime beaucoup ces effets. Ce qui compte, ce n'est pas tant ce que je fais, mais l'effet que cela produit. Les couleurs et les lumières qui tournent dans la salle créent une impression unique.
Une impression difficile à décrire, mais qui reste présente dans l'esprit des spectateurs ?
Barry : Exactement.
Les souvenirs sont-ils importants pour vous ?
Barry : Dès la naissance, il faut essayer de laisser de bons souvenirs. Ce sont eux qui comptent. Il faut garder les bons et jeter les mauvais, car ces derniers n'ont pas leur place dans ma vie.
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