À l’heure où les cyniques affirment que la technologie a tué la photographie, et que les plus belles images ont déjà été prises, un tour au PhotoBrussels Festival (300 artistes répartis sur 56 lieux) vous convaincra du contraire. Gros plan sur cinq images qui témoignent des tendances d’une photographie contemporaine en pleine effervescence.
1. Entre mode et photographie
Une jeune femme arbore un ensemble en jean patchwork bleu couronné d’un radieux soleil, lui-même composé de paires de jeans grossièrement brossées de peinture jaune. L’œuvre à la puissance picturale s’intitule « Kekely », la lumière en langue éwé du Togo, et renvoie à un dicton très populaire qui veut que « Peu importe la durée de la nuit, le jour apparaîtra ». L’image est signée par le duo Togo Yeye (« Togo nouveau ») réunissant Malaika Nabillah et Delali Ayivi, représentées par la galerie Gomis au Sablon.
En 2023, la marque Levi’s s’associe au magazine Vogue dans un open call international destiné à trouver le talent artistique capable de perpétuer le mythe de l’emblématique jean 501. Pour le duo de photographes basées au Togo, c’est l’occasion rêvée de questionner la transmission des mythes qui fondent leur propre pays. D’un côté un jean, symbole de modernité. De l’autre, des contes et des proverbes togolais enchanteurs mais dont l’absence de matérialité ne fait pas le poids face aux histoires colportées par Disney et autres produits de la déferlante nommée mondialisation.
« Nos contes ne sont pas retranscrits ou visualisés, or ils sont tout aussi beaux que ceux proposés par Disney. Peu de gens savent, par exemple, que l’histoire de la Petite Sirène a un pendant ouest-africain nommé Mami Wata », dit Malaika Nabillah. Et si le Levi’s 501 pouvait redorer la tradition tout en faisant honneur à la jeune créativité togolaise? C’est le pari que se lancent Malaika Nabillah et Delali Ayivi.
Dans la série Denim Dreams (qui termine grande gagnante de l’appel lancé par Levi’s x Vogue), les deux artistes créent une imagerie moderne des contes et proverbes togolais. Pour ce faire, elles collaborent avec une jeunesse hautement inspirée, depuis la confection des jeans (des nouveaux designs conçus par des jeunes artisans à partir de modèles 501 usagés) aux modèles qui les portent, en passant par les maquilleuses et autres stylistes. « On rassemble une communauté créatrice à travers le Togo et sa diaspora, pour créer du changement dans notre pays », dit Delali Ayivi.
2. L'art de se mettre en scène
Sur le ponton d’un lac, deux femmes s’enlacent, se réconfortent. À l’arrière-plan, on distingue un village au milieu duquel pointe un clocher. L’image, qui tend vers la symétrie, respire la nostalgie. « C’est un clin d’œil aux Parapluies de Cherbourg et aux femmes du cinéma des années soixante », dit Johanna Benaïnous. Celle dont on identifie le visage sur l’image, c’est elle. L’amie qui la serre dans les bras, c’est Elsa Parra. « Cette photo symbolise notre amitié, notre intimité et de notre complicité. » Photographes françaises (consacrées à la MEP à Paris en 2022), représentées à Bruxelles par La Forest Divonne, elles officient depuis 2014 sous le double nom d’‘Elsa & Johanna’.
Via des mises en scène intensément cinématographiques, elles se photographient dans la peau de multiples personnages fictifs, tous genres confondus, dont elles ont fantasmé la vie sur base d’observations minutieuses. Dans leur dernière série The Timeless Story of Moormerland, Elsa & Johanna se glissent dans la réalité imaginée de femmes au foyer d’un village allemand fictif (les prises de vues ont été réalisées dans une dizaine de villages différents) mais dont le nom est bien réel. « Moormerland évoque le Wonderland et plus généralement les films de Tim Burton. »
Si le calme semble régner dans ce village sans histoire, l’accumulation d’images de femmes cantonnées à l’espace domestique, prenant le thé, rêvassant sur leur lit ou scrutant les voisins par la fenêtre, provoque un malaise. « C’est l’inquiétante étrangeté de la banalité », poursuit Johanna Benaïnous. Quel est donc le secret qui lie ces deux femmes en jaune et bleu réunies sur un ponton humide ? C’est tout le pouvoir des images d’Elsa & Johanna. Faire naître des histoires que le spectateur se retrouve lui-même à raconter.
3. Science x photographie
Un grand tirage faisant valoir un somptueux dégradé onirique de couleurs. Du bleu nuit au vert amande, en passant par un rose persan. On peut contempler l’image accrochée à l’ISELP (dans le cadre du show collectif Matière Critique) pendant de longues minutes tant on a le sentiment qu’elle détient le secret de quelque chose de bien plus grand, quelque chose qui nous dépasse.
Au printemps 2023, Laure Winants embarque pour une expédition en Arctique aux côtés de chercheuses et chercheurs norvégiens. Ensemble, ils forent la glace dans ses profondeurs les plus extrêmes pour en extraire des échantillons de glaciers, de permafrosts et de glaces de mer. La découpe est fine. Assez fine pour que Laure Winants utilise la glace comme optique de son grand format analogique. Il fallait y penser : la tranche de glace agit comme un prisme diffractant la lumière. En résultent de poétiques dégradés de couleurs dont l’étude, au moyen d’un agrandisseur, permet de prendre la mesure de l’impact de l’anthropocène sur nos écosystèmes.
« Chaque tranche de glace renferme des bulles d’air qui sont millénaires », explique la chercheuse et artiste visuelle belge. « Ce sont des capsules temporelles qui nous permettent de connaître la composition qu’avait l’atmosphère il y a des millions d’années et d’établir que l’Homme agit sur l’air et sur la pollution atmosphérique. » Alors que ces bulles d’air s’évaporent à mesure que la banquise se réduit comme peau de chagrin, Laure Winants recueille leur langue ancestrale. Avant que le dialogue ne soit coupé à jamais.
4. Le geste politique
Dans le noir, une lumière rouge éclaire le visage d’une jeune femme que l’on devine couchée à plat ventre sur le sol. Elle ne nous lâche pas des yeux. Cette photographie signée Aubane Filée (exposée parmi les autres artistes émergent.e.s d’Archipel _1 chez Contretype) n’en est pas une. Seuls des clignements d’yeux trahissent la nature filmique du médium. Si la jeune femme bouge à peine à l’image, c’est pour symboliser son état de sidération. Le vide qui remplit son regard, c’est la sensation de détachement de soi, la « dissociation mentale » qu’opère le cerveau à des fins de survie. La couleur rouge témoigne de l’état d’alerte qui est le sien.
« Comment montrer la souffrance qui poursuit les victimes d’agressions sexuelles ? Comment témoigner de la vie après le traumatisme alors qu’elle demeure un angle mort de la société ? », se demande l’artiste pluridisciplinaire lorsqu’elle fait elle-même l’expérience de l’indicible. Des questions auxquelles elle tente de répondre à travers Nous sommes légitimes. Une installation « comme un geste politique », une façon de se réapproprier son traumatisme, à la manière d’une catharsis. « Alors que notre parole est taboue, c’était important de la faire exister au sein des institutions culturelles. C’est une forme d’empouvoirement. »
Nous sommes légitimes fait entendre les témoignages variés – « le spectre des agressions sexuelles est très large, c’est rarement un homme qui vous attend au bout d’une ruelle » - d’une quinzaine de femmes cisgenre, personnes queer ou non-genrées ayant répondu à une annonce postée par Aubane Filée sur les réseaux sociaux. Si aucune violence ne transparaît visuellement dans cette installation, ce sont « les sons, les associations et les couleurs » qui agissent pour traduire le désarroi de celles et ceux qui se reconstruisent en silence.
5. Une nouvelle vie
Un jour, quelque part, il y a cinquante ans, peut-être. Un homme en béret et pull rayé, inquiet de voir un appareil photo pointer dans sa direction, s’empresse de masquer son visage de ses deux mains. Dans un ailleurs plus ou moins lointain, une femme aux cheveux blonds accomplit, tout aussi affolée, le même geste. En résultent deux photos « ratées », qui n’ont aucun lien de parenté si ce n’est d’être tombées entre les mains de l’artiste bruxellois Jonathan Rosić (représenté par Archiraar à Ixelles) qui les dresse aujourd’hui au rang d’œuvres d’art. Deux photos nées d’un refus, et qui recouvrent les murs des galeries avec d’autres diptyques énigmatiques d’une série intitulée Ghosts.
Gardien d’une collection colossale de photos de famille d’anonymes, Jonathan Rosić épluche sans relâche, pendant des journées entières, des albums et boîtes par centaines pour dénicher l’introuvable : deux photos, parfois séparées par un siècle entier, parfois par des milliers de kilomètres, mais dont les sujets photographiés partagent une attitude identique. Des visages cachés, des dos, des têtes coupées par un « mauvais » cadrage, des yeux fermés, des ombres dessinant la silhouette du photographe. Le regard du sujet photographié fait systématiquement défaut.
Alors que les hommes et femmes qui occupent les photographies ont souvent déjà quitté ce monde, leur posture répétitive, elle, semble traverser les âges, triomphant poétiquement de la mort. « Une disparition peut amener une autre forme de présence », dit Jonathan Rosic, qui se dit davantage mélancolique que nostalgique. « En choisissant de travailler avec des images existantes plutôt que de produire de nouvelles images, je me mets entre parenthèses. C’est ma façon à moi de disparaître. »
PhotoBrussels Festival > 25/2, divers lieux, photobrusselsfestival.com
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