Après le succès planétaire de La Vraie Vie, Adeline Dieudonné signe un retour enflammé. Avec son nouveau roman Kerozene, l'autrice bruxelloise suit une galerie de personnages guidés par leurs émotions et pris au piège de leurs illusions ou du rôle que leur fait jouer la société. "Je pense qu'on les voit tous les jours, les signes de l'échec de l'aventure humaine."
Adeline Dieudonné: ‘J’ai du mal à écrire sur le bonheur’
Adeline Dieudonné
- 1982: naissance
- 2001-2004: formation au Conservatoire Royal de Bruxelles, puis au Cours Florent à Paris.
- 2017: parution de la nouvelle ‘Amarula’ dans le recueil Pousse-café.
- 2017: sortie du monologue théâtral Bonobo Moussaka.
- 2018: publication de son premier roman La Vraie Vie, couronné entre autres du Prix Renaudot des Lycéens, du Prix Victor Rossel et du Prix Goncourt, choix de la Belgique
- 2020: participe à l’écriture de L’injuste destin du pangolin.
- 2021: parution de Kerozene.
- 2021: adaptation de La Vraie Vie dans une mise en scène de Georges Lini au Théâtre des Martyrs.
Son premier roman La Vraie Vie a été un succès critique et public, couronné de nombreux prix et traduit dans plus de vingt langues. C'est dire si la nouvelle publication d'Adeline Dieudonné était attendue avec impatience. Écrit pendant la pandémie, Kerozene déjoue les attentes en prenant la forme d'un roman choral. Une douzaine de personnages, des hommes, des femmes et un cheval, se croisent par une nuit d'été dans une station-service plantée le long d'une autoroute en Ardenne. L'autrice nous y cueille avec son écriture incisive, en équilibre entre le drame et la farce, la tendresse et l'ironie acide.
"Les signes qui démontrent la faillite de l'aventure humaine ne manquent pas" pense Alika, cela pourrait être le sous-texte de toute votre galerie de personnages ?
Adeline Dieudonné: Oui effectivement. Cette station-service où se retrouvent tous les personnages, c'est là où l'humanité va s'échouer. Je pense qu'on les voit tous les jours, les signes de l'échec de l'aventure humaine. La pandémie en est un, de toute évidence. De tous les points de vue, on voit bien qu'on arrive au bout de quelque chose et qu'on ne va pas pouvoir continuer comme ça très longtemps. C'est vrai qu'on a là un petit côté fin de civilisation.
Beaucoup de personnages cherchent une issue qu'ils ne trouvent pas ?
Dieudonné: Ils sont tous en lutte, en prise avec des rapports de domination qui déterminent leur vie, qu'ils en soient les auteurs ou les victimes. Certains ont la capacité de lutter, je pense par exemple à Chelly qui a tous les moyens en sa possession, et d'autres comme Alika qui, elle, est complètement prisonnière de sa condition et ne va pas pouvoir y échapper. Certains sont en lutte avec leur folie, ce qui est le cas d'Antoine, d'autres avec leur condition sociale, comme Pupute qui est complètement prisonnier de sa misère et de cette femme dont il dépend complètement. Tous sont dans une impasse et luttent pour en sortir.
La plupart de vos personnages sont partagés entre colère et tristesse ?
Dieudonné: Je pense que les émotions négatives sont des meilleurs moteurs d'écriture. J'ai du mal à écrire sur le bonheur. En général, ce qui nous mobilise dans la vie, c'est ce qui nous rend triste, c'est ce qui nous révolte. C'est ce qu'on a envie de fuir.
Je suis impatiente parce qu’il manque l’élément essentiel qu’est le public. Pour le moment, c’est un peu s’entraîner à faire l’amour tout seul
Le bonheur ne fait pas de la bonne littérature, parce qu'on a besoin de s'identifier au malheur des autres ?
Dieudonné: Peut-être bien. Il y a certainement chez moi une dimension cathartique. On vit dans un monde qui est extrêmement difficile et extrêmement douloureux. Pour moi, la littérature est un bon moyen d'y échapper. C'est un endroit où on se défoule où on peut exorciser toutes ses émotions négatives. Une littérature où on raconterait un monde idéalisé, je n'y croirais pas beaucoup, parce qu'on ne vit pas dans ce monde-là, malheureusement.
Vous vous permettez dans votre écriture la liberté d'aborder différentes tonalités avec aussi un humour qui va jusqu'à la farce ?
Dieudonné: Je me suis bien amusée dans l'écriture de Kerozene et j'ai poussé le curseur assez loin dans certaines situations. Il y a cette famille de gynécos complètement dingues. Il y a ce moment sur l'aire d'autoroute avec Monica qui regarde Chelly et Loïc s'envoyer en l'air en mangeant des cerises. Il y a des moments où ça va tellement loin que ça en devient absurde et drôle. J'aime bien me balader au bord de la falaise dans cet exercice d'équilibriste. Tester jusqu'où je peux aller plus loin sans tomber et sans que l'histoire verse dans le ridicule et l'invraisemblable.
La liberté d'écriture, ça va jusqu'à se glisser dans la peau d'un cheval de course ?
Dieudonné: Ce qui est super gai, c'est qu'il n'y a pas de limite. Je peux aller où je veux. 'Red Apple', est une des dernières histoires que j'ai écrites. À un moment je me suis dit que ce cheval il est là, c'est aussi un personnage et on ne sait pas quelle était sa vie, quelle était son histoire. Oui, c'est très gai de ne pas s'interdire.
Aujourd'hui, en littérature se pose de plus en plus la question de la légitimité dans l'écriture. C'est aussi un pied de nez à ça ?
Dieudonné: Je ne sais pas si c'est un pied de nez. Déjà, a priori, je ne vole pas le travail d'un cheval donc la question ne se pose pas de ce point de vue là. Ce n'est pas un pied de nez parce que c'est une question très pertinente que je me pose beaucoup. On s'est trop approprié la parole de l'autre et je pense qu'il est temps de laisser la parole aux personnes concernées. Ça ne me viendrait pas à l'idée d'écrire l'histoire d'un ou d'une réfugiée, du point de vue de cette personne-là, de parler de la traversée de l'Afrique, de la Méditerranée et de l'arrivée en Europe. Je ne le ferais pas parce que je sais que je ne suis pas légitime à cet endroit-là. Si je le fais, je sais que je vais m'accaparer une parole qui n'est pas la mienne et que je ne peux être que maladroite parce que c'est une réalité qui est tellement loin de la mienne que je ne peux pas l'appréhender. Mais si on prend l'extrême inverse alors, je ne pourrais écrire que mon histoire à moi. Je ne pourrais écrire qu'en tant qu'Adeline Dieudonné, et n'écrire que de l'autofiction, ce qui n'est pas juste non plus. Évidemment, la littérature, c'est se mettre à la place des autres et imaginer des histoires. Le défi, c'est arriver à trouver le juste curseur entre les deux.
C'est pour ça que l'histoire d'Alika, la nounou philippine, n'est pas à la première personne ?
Dieudonné: C'est le personnage qui m'a posé le plus de problèmes parce que je me suis demandé si j'étais à la bonne place pour la raconter et essayer de me mettre dans sa tête. En même temps, moi je viens de cette bourgeoisie-là. J'en ai connu beaucoup des nounous, chez des copains et plus tard chez des gens chez qui je travaillais. Je les ai côtoyées de près. Même si je n'ai jamais été à sa place, je me suis sentie autorisée. Je crois que je connais suffisamment la situation dans laquelle elle se trouve pour pouvoir la raconter, même si je ne l'ai pas vécue de l'intérieur.
Dans le roman, on devine Bruxelles quand vous évoquez "la ville" sans plus de précision. Quel est votre rapport fictionnel avec cette ville où vous vivez ?
Dieudonné: Si je n'ai pas nommé Bruxelles, c'est sans doute inconscient. Je n'ai aucune envie de raconter une histoire qui se passe en ville alors que j'y vis et que j'y vis très bien. Mon imaginaire s'évade tout de suite vers les grands espaces. Dans Kerozene, on est dans une station-service quelque part dans les Ardennes. Un décor de montagne est présent dans plusieurs histoires, il y a la lande anglaise qu'on retrouve dans 'Red Apple'. Je ne sais pas pourquoi, c'est comme si le béton et les immeubles refermaient mon imaginaire. J'ai besoin des grands espaces, de la nature et de la montagne pour me faire rêver.
Les animaux sont souvent présents de manière positive et parfois moins positive, cela traduit chez vous une approche non spéciste de la nature ?
Dieudonné: Oui, je pense qu'on peut aller jusque-là. Dans ce roman, les animaux sont très présents, c'était déjà le cas dans La Vraie Vie. Les animaux sont très présents parce qu'ils sont très présents dans ma vie. J'ai grandi à la campagne avec des animaux. A la maison il y avait des chiens, des chats et des chevaux et il y avait des vaches dans les prairies aux alentours. Les animaux sont donc très importants pour moi. Après, pour la vision non spéciste, c'est vrai que je m'en approche mais ce sont des questions qui sont très, très vastes et je ne prétends pas avoir des certitudes très arrêtées là-dessus. Ma seule certitude, c'est que les animaux ressentent des émotions, en tout cas les mammifères. Ils s'attachent, ils ont peur, ils ont mal et ce qu'on leur fait subir aujourd'hui, c'est complètement inhumain. Si l'humanité survit encore quelque temps, je crois qu'on va se réveiller un jour et se demander comment on a pu tolérer ça. J'espère que quand nos petits-enfants verront des images d'élevage industriel, ils se diront : "Nos grands-parents étaient vraiment des barbares. Comment ont-ils pu faire des choses pareilles ?"
Il y a certainement chez moi une dimension cathartique. On vit dans un monde qui est extrêmement difficile et extrêmement douloureux
Vous avez eu une formation de comédienne. Vous allez bientôt jouer dans l'adaptation théâtrale de La Vraie Vie, est-ce que ça vous manquait de revenir sur les planches ?
Dieudonné: J'avais envie et j'avais aussi le sentiment de ne pas avoir dit mon dernier mot avec cette petite fille. Elle existe toujours en moi, il y a toujours quelque chose de très émotionnel entre elle et moi, je ne sais pas bien pourquoi. J'ai encore envie de la porter, de raconter son histoire. J'ai suivi une formation de comédienne, mais je n'ai pas beaucoup d'expérience. Du coup, le travail a été très intense, parce que j'étais dans des conditions professionnelles. On attendait de moi une vraie performance parce que j'ai énormément de texte dans la pièce et que Georges Lini a été vraiment très exigeant avec moi. Ça a été beaucoup, beaucoup, de boulot, mais ça a été une aventure superbe. J'étais aussi portée par des comédiens plus expérimentés que moi comme Isabelle Defossé et Riton Liebman. On formait vraiment une super équipe et ils m'ont vraiment bien accompagnée.
Ça doit être magique de voir son roman prendre vie autrement
Dieudonné: Mon incarnation à moi, je ne la vois pas puisque je suis dedans, mais de voir tout à coup autour de moi mes personnages incarnés par des comédiens était assez dingue. Pour incarner les différents personnages que joue Isabelle, ils ont créé des masques et c'était très émouvant. C'est un peu schizophrénique parce que sur scène, je suis confrontée à ces personnages, j'ai vraiment peur du père. Du coup, je revis les sensations que j'éprouvais en écrivant parce que j'ai une écriture très incarnée aussi. Au moment où j'écris, je ressens vraiment les émotions de mes personnages. C'était fou de les revivre sur un plateau de théâtre. Je suis impatiente parce qu'il manque l'élément essentiel qu'est le public. Pour le moment, c'est un peu s'entraîner à faire l'amour tout seul. À un moment, il faut un partenaire pour partager ça.
ADELINE DIEUDONNÉ: KEROZENE
L’Iconoclaste, 257p., 20 €
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