Helen Levitt a photographié les rues de New York lorsqu'elles étaient encore le cadre de vie des gens qui y habitaient. Il n'y avait ni télévision à regarder à l'intérieur et ni smartphones à l'extérieur. Cette époque perdue à jamais reprend vie dans l'exposition One, Two, Three, More à la Fondation A Stichting.
Helen Levitt: un regard contemporain sur la photographe new-yorkaise
De 1913 à 2009 : c'est l'intervalle imparti à Helen Levitt dans les rues de New York. Les photographies qu'elle y a faites ont été accueillies avec enthousiasme par les pionniers dans son domaine. Mais comme sa notoriété auprès du grand public n'a pas suivi tout de suite, elle est restée longtemps la "photographe des photographes". Des rétrospectives dans les musées et les galeries tentent aujourd'hui de changer cela, dans l'intervalle qui suit sa mort.
Levitt, fille d'immigrants juifs russes, est née à Bensonhurst, Brooklyn. Elle a commencé sa carrière dans la chambre noire d'un photographe portraitiste, mais fascinée par les dessins à la craie des enfants sur les trottoirs et les façades, elle s'est acheté un Leica d'occasion à 23 ans. L'exposition qui s'ouvre ce week-end à la Fondation A Stichting revient sur ces images, parmi d'autres.
En les observant, il faut garder à l'esprit qu'à l'époque, on voyait rarement d'appareil photo en rue et que les gens pouvaient donc difficilement en évaluer les répercussions. Le concept de "vie privée" n'avait pas encore été inventé, pour ainsi dire. Pourtant, il n'y a jamais de regard entendu dans les scènes que Levitt a capturées d'enfants souvent miteux des quartiers pauvres. Elle a pris ses premières photographies de rue à la fin des années trente, principalement dans le quartier de Spanish Harlem.
"C'était un bon quartier pour les photographies à l'époque, car il n'y avait pas encore de télévision, donc il s'y passait beaucoup de choses (dans la rue)", a-t-elle déclaré à un journaliste de la radio publique NPR en 2002. "Les personnes âgées étaient assises dehors sur le perron parce qu'il faisait trop chaud à l'intérieur." La climatisation était loin d'être monnaie courante dans la ville.
Elle n'a jamais été très bavarde sur son travail. "Tout ce que je peux dire à ce sujet, c'est que l'esthétique est dans la réalité elle-même." En 2001, elle confiait au New Yorker : "Les gens pensent que j'aime les enfants, mais pas plus que les autres personnes. Ils étaient juste les plus nombreux dans la rue."
Sans fioritures
Ce qui rend les photographies de Levitt si particulières, c'est que, même si son champ d'action s'est étendu au Lower East Side et au Bronx, elle n'a jamais cherché à faire du sentiment à bon marché. Elle ne mettait pas en scène, et le voyeurisme n'était pas son truc. Les photos de famille idylliques n'étaient pas son fort non plus. On en voyait rarement dans la rue, d'ailleurs. Son répertoire apparaît plus brut : un amalgame d'enfants qui s'amusent, de jeunes qui traînent et d'adultes qui se déplacent à la hâte ou qui retiennent un taxi. Il en émane une certaine attitude sans fioritures. Les deux pieds sur terre, elle captait ce qu'elle pouvait, comme un collectionneur. C'est ainsi qu'elle décrit son travail.
Qu'elle photographie principalement la classe ouvrière n'est pas seulement dû au fait que c'est ceux qu'elle croisait le plus souvent en rue, mais aussi à la conscience sociale de ses maîtres. Elle a exploré le métro avec le célèbre photographe documentaire Walker Evans. Elle l'a également aidé à réaliser des tirages pour son exposition influente au MoMA, American Photographs. Le journaliste James Agee, qu'elle accompagne dans son voyage à travers l'est des États-Unis frappé par la pauvreté à l'époque de la Grande Dépression (et qui réalisera plus tard le film In The Street avec Levitt), l'a un jour décrite comme quelqu'un qui savait "où elle avait le plus de chances de faire une bonne prise". À cet égard, c'était une disciple du pionnier français Henri Cartier-Bresson, qu'elle a également rencontré en 1935.
Elle n’a jamais été très bavarde sur son travail. « Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que l’esthétique est dans la réalité elle-même »
Lorsqu'elle a vu le travail du photographe français, Levitt a compris que la photographie pouvait aussi être une forme d'art. Peut-être le plus grand soulagement de sa vie, car enfant, elle voulait devenir dessinatrice. Sous l'œil avisé du commissaire Edward Steichen, sa première exposition personnelle au Museum of Modern Art a lancé sa carrière à l'âge de 30 ans.
Lyrique et social
Levitt a été parmi les premiers photographes à expérimenter la couleur. À la fin des années cinquante, grâce à une bourse de la Fondation Guggenheim, elle étudie la photographie couleur et, pour sa deuxième exposition au MoMA en 1973, elle utilise un projecteur de diapositives. Alors qu'elle aimait jouer avec les contrastes dans ses photographies en noir et blanc, pour la plupart des tirages argentiques de petit format, ses photographies plus tardives présentent une richesse de couleurs intenses. Une image montre une composition de briques peintes en rouge et vert. Une fille, accroupie sur le rebord d'un immeuble, sourit à un homme mal fagoté. C'est l'un de ces instants décisifs qui, grâce au petit drame et au mystère qu'il recèle, s'avère captivant.
C'est aussi l'analyse que fait Agee du travail de Levitt. Dans un essai accompagnant son premier recueil de photos, A Way of Seeing (1965), il écrit que ses photos sont lyriques plutôt que sociales ou psychologiques. Plus souvent que d'autres photographes, elle parvient à capturer une certaine maladresse dans l'expression et le mouvement humains que l'on ne verrait jamais sur scène, simplement parce qu'elle est impossible à mettre en scène.
Mais qu'en est-il du mythe du rêve américain qu'elle voulait démonter ? Selon Walter Moser, l'idée que la photographie puisse être un levier de changement social s'est certainement insinuée dans son travail. Récemment, le conservateur autrichien a fait entendre un son de cloche légèrement différent de celui d'Agee et consorts à propos de Levitt. "Pendant beaucoup trop longtemps, on a considéré que ses photographies étaient (seulement) lyriques et poétiques", a-t-il déclaré dans The Guardian, à l'occasion de la rétrospective dont il est actuellement le commissaire à la Photographers' Gallery de Londres et qui a remporté un grand succès à Arles en 2019. "La vérité est que Levitt faisait partie d'un milieu intellectuel très en vue à New York dans les années trente et que sa photographie révèle un intérêt profond pour le surréalisme, le cinéma, la politique de gauche et les idées émergentes sur le rôle du corps dans l'art."
Après avoir analysé des photos inédites et des planches-contacts, il a conclu que le terme "photographe de rue" était réducteur et que, pendant que Levitt photographiait, elle entrait en contact avec les enfants qu'elle photographiait (peut-être plus souvent qu'elle ne voulait l'admettre). Dans l'exposition de la Fondation A Stichting, on les voit plus d'une fois regarder droit dans l'objectif.
"Même si Levitt était une figure tranquille et solitaire dans les rues de la ville, ce n'était pas une observatrice détachée. Elle voulait que ses sujets soient conscients de sa présence et qu'ils y répondent." Moser ajoute qu'elle a essayé de cacher cette interaction dans ses tirages, peut-être parce qu'elle ne correspondait pas à l'image qu'elle se faisait ou qu'elle voulait donner d'elle-même. "Mais cela donne à ses photographies une résonance contemporaine."
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