Pendant sept ans, Katherine Longly a été une habituée du chalet de Blieke et Nicole, dans un camping à 30 kilomètres de Bruxelles. Dans Hernie & Plume, elle montre le Clint Eastwood de Bruxelles et l’une des premières femmes de la ville à conduire un tram en train de danser, zwanzer, aimer et vieillir. Une tranche de poésie brute, faite de brol fragile, d’anecdotes jaunies et d’amour authentique.
| Katherine Longly : Hernie & Plume
Les cendriers sont remplis à ras bord, les verres vidés jusqu’à l’ivresse. Un vibromasseur fait la course sur la table, les fricadelles arrivent par paires, et les grillades se font sur le moteur d’une voiture démontée. On danse, on se déguise, on s’embrasse, on joue et on rit à tout va. À l’arrière-plan, la télévision émet des signaux que personne ne regarde, et sur les murs, dans les armoires et sur la table se trouvent d’innombrables traces qui évoquent autant d’histoires précieuses, folles et émouvantes. La fragile mais indélébile mémoire de la vie, le brol qui rend l’oubli impossible.
Avec Hernie & Plume, la photographe bruxelloise Katherine Longly puise des souvenirs de la chaleur d’un chalet. « L’idée de base, c’était de faire des photos des décorations de Noël aux campings. Alors que je photographiais les caravanes illuminées, un homme est sorti de son chalet, et m’a demandé ce que je faisais là. Je me suis confondue en excuses, et il m’a dit : ‘Viens plutôt boire une bière avec nous.’ C’était Blieke en 2013. Je suis rentrée, j’ai appris à les connaître, lui et Nicole, et quelques heures plus tard, j’y prenais mes premières photos. Le portrait que j’ai fait d’eux ce jour-là, avec mon Hasselblad, est à ce jour encore une de mes photos préférées. »
« J’ai continué à fréquenter ce camping. L’ambiance y était incroyable. C’est un vrai rassemblement d’authentiques Bruxellois. On a beau être à plus de trente kilomètres de la ville, on y entend plus de gens parler le bruxellois qu’ici. Ils y font des fêtes complètement dingues, des mariages de chiens… À un moment donné, ils ont commencé à me surnommer ‘la photographe du camping’, j’avais même une page Facebook sur laquelle je partageais toutes mes photos. C’était très chouette, mais il manquait quelque chose. Et ce quelque chose, j’ai fini par le trouver dans le chalet de Blieke et Nicole : la possibilité de me plonger dans le projet en partant de mon affection, pour rendre l’histoire plus personnelle, plus profonde. »
LA TABLE RONDE
« Tu étais une belle dame », dit Blieke à un certain moment à Nicole, lorsqu’ils se souviennent de l’époque de leur rencontre, un quart de siècle plus tôt. « Tu vaux toutes les richesses que l’on puisse avoir », réplique l’une des premières femmes à conduire un tram à Bruxelles quelques pages plus tard dans une magnifique lettre manuscrite. Tel un enlacement qui devient de plus en plus intense, Hernie & Plume – une blague de Blieke et les noms de leur chien et de leur perroquet – se fixe autour de ce duo unique. « Au début, on les voit faire la fête avec toutes sortes de gens, au fur et à mesure les gens autour de la table se font de plus en plus rares, et au final ils se retrouvent seuls. Mais l’amour, la tendresse qu’ils ressentent l’un pour l’autre n’en devient que plus grande. » La table ronde rapetisse et se dédouble jusqu’à former deux petites bagues de fiançailles, faites d’attache-poubelles.
« Comme couverture du livre, j’ai utilisé une photo de la nappe en plastique de la table. Elle est un peu abîmée – il y a des petits trous de cigarettes, des traces de toutes ces soirées… – mais elle vit. Ils font tout autour de cette table qui se trouve dans un petit espace de vie dans le chalet. Elle est tellement gigantesque qu’on a quasiment du mal à en faire le tour. Mais l’espace qu’elle occupe au sens littéral, elle l’occupe aussi au sens figuré. Chaque rayure, chaque petit trou, chaque détail de cette nappe évoque un souvenir. Et de la même façon, chaque objet dans la petite maison a une signification. Toutes ces décos au mur, ces petits objets dans les armoires ont une histoire. Depuis, il y a aussi des photos que je leur ai données, des cartes postales que je leur ai envoyées lorsque j’étais en vacances. Comme une mise en abyme qui symbolise cet aller et retour constant entre eux et moi. »
Je ne vois plus l’intérêt de faire des images pour l’image. J’ai besoin qu’il y a ce lien personnel. Pour moi, c’est avant tout une expérience humaine
Le fait que Katherine Longly se soit fait une place dans l’intérieur de Blieke et Nicole via des objets est très symbolique. Hernie & Plumea dépassé le simple projet artistique, le livre touche aussi à l’humanité, à l’amitié, à l’amour. « La mobilité est un thème important du livre », raconte la photographe qui a combiné des études à l’École Agnès Varda à des études de communication à l’IHECS et des études en Anthropologie. « On peut se mouvoir entre les différents milieux et les différentes sphères. Pas seulement de haut en bas ou de bas en haut sur l’échelle sociale, mais aussi à l’horizontale. On gagne au Lotto et tout à coup, on se retrouve avec un tas d’argent, ou on se marie et on se réveille dans une autre vie. Ou on part en pension – c’est ce qui est arrivé à Blieke – et ce travail, qui jadis était si important, disparaît du jour au lendemain. Tout à coup, on a tant de temps, et moins de revenus… »
« Avec mon appareil photo, je me déplaçais entre ces différents mondes. J’ai par exemple exploré le milieu des gros mangeurs ou dans mon livre précédent, To Tell My Real Intentions, I Want to Eat Only Haze Like a Hermit, la relation entre la nourriture et le corps. Pour ce projet-là, j’ai donné des appareils photo jetables à des gens pour qu’ils se prennent en photo. Je n’ai pris aucune photo moi-même, et cela ne me dérange pas du tout. Pour moi, il s’agit de comprendre ce qui me paraissait insaisissable. Qu’il s’agisse de gens qui ingurgitent deux kilos de Maroilles en vingt minutes ou d’habitants d’un camping aux décorations de Noël super kitsch. »
ESPACE INTIME
La photographie est un prétexte, le moyen par lequel Katherine Longly découvre le monde. « Je ne vois plus l’intérêt de faire des images pour l’image. J’ai besoin qu’il y a ce lien personnel. Pour moi, c’est avant tout une expérience humaine. Une question qui m’a beaucoup occupée est : comment arriver à dévoiler autant l’intimité ? Comment trouver le bon regard, la dose de réserve nécessaire ? Car il s’agit vraiment de leur maison. Ceci est leur cuisine, dans laquelle j’ai appris à cuisiner des moules. C’est à leur table que j’ai appris qu’il était possible de manger deux fricadelles en même temps – c’est possible, je l’ai fait (rires) – et où j’ai crié de surprise parce que Nicole avait soudainement jeté un vibromasseur allumé sur la table. Ce sont leurs amis, avec qui j’ai fêté des anniversaires, quand je palpais les mollets de quinze voisins, un bandeau sur les yeux, en essayant de reconnaître ceux de mon compagnon. (Rires) Ce sont leurs moments de tendresse, lorsqu’ils aiment, qu’ils souffrent ou qu’ils sont tristes. À la fin du livre, on voit même la mort de Blieke. » Au travers d’un sms avec trois mots déchirants : « Il me manque ».
Hernie & Plume fait plus qu’un bleu au cœur, tellement on pénètre dans ce petit espace intime et plein de vie entre deux êtres liés. « Je tremblais comme une feuille quand j’ai envoyé la dernière version du livre à Nicole. On y a tellement travaillé ensemble, mais si à ce moment-là elle m’avait dit : ‘Non, cette photo, tu ne peux pas l’utiliser’, je l’aurais écoutée. C’est simple. C’est comme ça que ça fonctionne. Car ils se sont vraiment beaucoup mis à nu. »
Le fait qu’ils se soient rencontrés dans un asile de fous, qu’ils vivent dans un camping, dans un intérieur bordélique et éclectique, entre tous leurs bibelots et leurs brols, avec leur frigo irrécupérable, les canettes de bières et leurs fêtes extraterrestres, mais aussi avec leurs souffrances physiques, leur fierté, leurs pertes, leurs accidents de parcours et leur franc-parler... « Tout cela suscite pas mal de préjugés chez les gens. Et j’ai joué avec cela dans le livre, en incorporant des images de faits divers, des coupures de presse d’accidents, de poursuites et de fusillades des archives de la police. ‘Blieke et Nicole étaient-ils les Bonnie et Clyde de Bruxelles ?’, pourrait-on se demander ? »
C’est à leur table que j’ai appris qu’il était possible de manger deux fricadelles en même temps. Ce sont leurs amis, avec qui j’ai fêté des anniversaires. Ce sont leurs moments de tendresse, lorsqu’ils aiment, qu’ils souffrent ou qu’ils sont tristes
Jusqu’au moment où l’on voit Blieke avec une grosse cicatrice sur le torse, un écusson de la police sur le mur et une vieille photo de lui en uniforme, comme membre des « Clint Eastwood de Bruxelles », pour reprendre les mots du journal : la brigade anti-agression, la recherche de personnes signalées, d’armes, de drogue. « Ce tournant dans le livre confronte le lecteur à ses propres préjugés. Dont on a besoin pour appréhender le réel – sinon on serait tous perdus tout le temps – mais il est parfois bon de les remettre en question aussi. »
HISTOIRE D’AMOUR
« Mais malgré le risque, Blieke n’a pas hésité à ouvrir la porte et à m’inviter à l’intérieur, ce jour-là. Et la porte ne s’est plus jamais refermée », explique Katherine Longly, émue. « Nicole m’a confié tous ses albums de famille, une lettre d’amour qu’elle a écrite à Blieke, des bagues fantaisie mais émouvantes… Lorsqu’ils organisaient une fête et que je ne pouvais pas être présente, ils faisaient des photos avec des appareils jetables que je leur donnais, parce que j’avais encore raté ‘une fête grandiose’. Cette générosité m’a frappée dès le premier jour. Elle est uniquement possible quand on se fait confiance. On ne peut pas recueillir autant d’intimité si on ne partage pas soi-même. Et j’ai partagé beaucoup de choses à propos de moi-même, ils en savent beaucoup sur moi. C’est cela qui me stimulait dans ce projet, je n’étais pas un sujet extérieur, j’étais en plein dedans. J’ai fait la connaissance de Blieke et Nicole il y a sept ans, et aujourd’hui, je parle encore à Nicole presque tous les jours. »
C’est cet approfondissement dans le temps que l’on ressent, et qui produit à partir de cet art de la déconne tellement bruxellois une magnifique œuvre de poésie brute. Qui trouve une belle vérité dans une anecdote jaunie par le temps et relie des traces sur une nappe à une vie humaine. Avec fragilité, convivialité, exubérance et un silence assourdissant. « Quand Blieke est mort, Nicole a dit qu’elle voulait aussi mourir. À un moment donné, j’ai vraiment cru qu’elle allait se suicider, mais elle va beaucoup mieux maintenant. Elle est seule et il lui manque énormément, mais elle a à nouveau envie de vivre. Elle ne sort plus de chez elle et une voisine l’aide avec ses courses, mais elle est heureuse dans son petit univers, entourée de photos de Blieke et de tous ces souvenirs palpables. Ce qui est fou, c’est que j’ai réfléchi si longtemps à comment montrer cette intimité, et elle a tout simplement dit : ‘Je n’ai pas honte, on est comme ça’. À ce moment-là, un poids est tombé de mes épaules. Je me suis rendue compte que c’était condescendant d’avoir peur à sa place. C’est une histoire dont il ne faut pas avoir honte. Plus encore, c’est une histoire d’amour comme il n’en existe que très peu. »
KATHERINE LONGLY : HERNIE & PLUME
Livre : The Eriskay Connection, 84p., 30 €, www.eriskayconnection.com
Rencontre : 3/10, 14.00, Tipi Bookshop, tipi-bookshop.be
Katherine Longly : Hernie & Plume
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