On dit que le petit théâtre indépendant de la Russe Tatiana Frolova rayonne à des milliers de kilomètres à la ronde. Ça doit être vrai puisque sa nouvelle création est à voir en ce moment à Bozar. Dans Je n'ai pas encore commencé à vivre, elle confronte le présent au passé pour interroger, avec un amour inconditionnel, l’inaptitude au bonheur de ses compatriotes.
©Alexey Blazhin
Dans une ville industrielle aux confins de la Russie orientale, traversée par le fleuve Amour (« boueux » en langue mongole), un petit théâtre indépendant brille de mille feux.
Là où d’autres lieux semblables du plus vaste pays du monde ont dû se résoudre, depuis longtemps, à mettre la clé sous la porte, le KnAM (dont l’abréviation pourrait se traduire par la chaleureuse invitation : « Venez chez nous ») tient miraculeusement debout depuis près de 35 ans. Malgré la précarité et l’inconstance des financements, malgré les tempêtes politiques et les ravages économiques successifs.
« Ce théâtre, c’est notre vie. Ça ne veut pas dire qu’il nous permet de gagner notre vie, mais plutôt qu’on ne pourrait pas vivre autrement », explique sa fondatrice Tatiana Frolova, personnage souriant et solaire dont l’énergie vibrante nous contamine à l’autre bout du fil, à dix mille kilomètres de là. Une énergie générationnelle, à en croire la dramaturge et metteuse en scène dont le petit théâtre a vu le jour en pleine perestroïka. « Les années nonante étaient vraiment un moment de libéralisation totale. Cette liberté reste notre oxygène principal, encore aujourd’hui. »
La photo de profil du compte WhatsApp de Tatiana Frolova affiche une image familière, le portrait en noir et blanc d’une fillette aux cheveux courts et au regard étrangement tragique. Cette petite fille, c’est elle. Dans la scène qui ouvre son nouveau spectacle Je n’ai pas encore commencé à vivre, Frolova interroge le public sur ces yeux tristes qu’elle a si souvent croisés dans la société russe. « Qu’est-ce qui nous empêche d’être tout simplement heureux? ».
Cette question lancinante, obsédante, est au cœur du travail de l’artiste qui, depuis une douzaine d’années, a évolué, avec sa troupe, vers un théâtre documentaire conçu pour libérer et explorer la parole de l’autre, afin de mieux se comprendre soi-même. « Pourquoi je ne peux pas être vraiment libre ? Pourquoi mon corps est-il tellement coincé ? », poursuit la dramaturge. « J’ai compris que c’est le processus même de questionnement qui me maintient en vie. J’essaie de trouver des réponses à mes interrogations, et à un certain point, je tiens absolument à les partager avec le public. Après chaque spectacle, le cycle de questionnements repart de plus belle ».
Résidents d’un autre siècle
Périmètre de sécurité au milieu des tensions urbaines, petite lanterne dans le brouillard, le théâtre KnAM invite les habitants de Komsomolsk-sur-l'Amour à dire ce qu’ils ont sur le cœur, à réveiller leurs souvenirs refoulés, en toute confiance. Dans Je suis (2013), il était question du syndrome de l’oubli dont semble souffrir la Russie contemporaine, dans Une guerre personnelle (2010), du tabou de la guerre en Tchétchénie, dans Le songe de Sonia (2015), du phénomène du suicide. « Pour vivre avec un passé haineux et dans un présent qui l’est tout autant, il faut offrir aux gens le plus d’amour possible ».
Pour son nouveau spectacle Je n’ai pas encore commencé à vivre, Tatiana a sondé chaque génération; stimulé la mémoire enfouie d’un passé traumatique de l’une, noté le désenchantement et le déracinement de l’autre. « C’était choquant de constater à quel point les générations cohabitent à des siècles différents. Et ça n’est pas nécessairement les jeunes qui habitent au XXIe siècle et les personnes âgées au XIXe. J’étais étonnée de trouver que la génération des années nonante ignore tout de l’histoire de sa ville et, plus globalement, de son pays. C’était traumatisant de se rendre compte qu’ils ne savaient pas que Komsomolsk-sur-l'Amour fut construite avec la sueur et le sang des prisonniers du goulag. De leur côté, ceux qui avaient traversé le totalitarisme soviétique avaient une mémoire très sélective. Ce mécanisme leur permet, sans doute, de survivre à un passé effrayant qui fait peur, même aujourd’hui ».
C’est ainsi que Tatiana Frolova extrait délicatement de la boue, dans laquelle ils s'étaient enlisés, les souvenirs tremblants des anciens, pour combler les lacunes d’une jeune génération destituée de son passé, et privée de vision d’avenir. Dans le spectacle, une jeune femme questionnée confie, avec une triste poésie innocente, avoir le sentiment de ne pas encore avoir commencé à vivre. « Ça me fait mal de voir ces jeunes comme ça », dit Frolova. «Ça n’est pas leur faute. Ils sont nés avec cette inaptitude à tenter quoi que ce soit. Cette empathie que j’ai pour eux me pousse à faire ce que je fais. Je cherche à leur transmettre mon énergie. L’art est éphémère, je lance un mouvement à travers mon spectacle en espérant que les jeunes prendront le relais, qu’ils feront vivre cette réflexion au-delà de la création. En général, ils réagissent avec passion à cet appel à revenir sur le passé. Certains se sont même lancés dans des recherches familiales pour comprendre d'où ils viennent. » Tant qu’il y a de l’Amour, il y a de l'espoir.
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