Pour mettre en scène son spectacle en arabe L'Attentat, Vincent Hennebicq a voulu confronter la fiction du roman éponyme de Yasmina Khadra à la réalité de la vie en territoires israélien et palestinien. « On touche à un sujet très complexe, c'est pourquoi je fais appel aux tripes et aux émotions ».
Dans L'Attentat (2005), le roman à succès de l’Algérien Yasmina Khadra (adapté à l'écran en 2013 par Ziad Doueiri), un jeune chirurgien arabe israélien découvre que l’amour de sa vie est la terroriste derrière l’effroyable explosion kamikaze dont il s’est efforcé de sauver les victimes. Démuni, Amine se lance dans un road trip aux allures de quête initiatique pour tenter de comprendre ce qui a poussé son épouse à commettre l’innommable. Comment deux êtres qui s’aiment peuvent-ils à ce point passer l’un à côté de l’autre? Pour le savoir, le metteur en scène belge Vincent Hennebicq a effectué son propre voyage à travers la Terre Sainte. Non pas seul, comme Amine, mais entouré de son rôle principal, l'acteur d'origine palestinienne Atta Nasser, et du vidéaste Jean-François Ravagnan. En résulte un spectacle intensément émotionnel et intuitif où le texte déclamé en arabe, les images documentaires confrontantes et la musique aux riches influences de Fabian Fiorini entrent sensiblement en dialogue pour nous conter l'insoutenable complexité du chaos du monde.
Comment le roman de Yasmina Khadra s'est-il immiscé dans votre vie?
Vincent Hennebicq : Je l’ai acheté au moment de sa sortie et le pitch continuait de me hanter, plus que le roman lui-même. Comment fait-on lorsqu’on apprend que sa femme est l’auteur d’un acte terroriste ? Mon parti pris est qu’Amine, le protagoniste, aime sa femme passionnément mais que cet amour l’aveugle. Il a très envie de fonder une famille, et au moment de l’attentat, son épouse dissimulait la bombe dans un ventre de femme enceinte. C’est terrifiant. Dans la lettre qu’elle laisse à son mari, elle soutient qu’un enfant n’est pas tout à fait libre s’il n’a pas de patrie. C’est une question abyssale et terrible. Même si ça peut paraître absurde, le monde actuel et les frontières telles qu’elles sont envisagées empêchent un enfant d’être libre s’il n’a pas de lieu duquel il peut se réclamer.
Faut-il ou non faire des enfants dans un tel contexte ? Vous êtes allé poser la question aux principaux concernés.
Hennebicq : Avec le vidéaste Jean-François Ravagnan et Atta Nasser, l’acteur qui joue Amine, on a interviewé beaucoup de gens en Israël et en Palestine sur le conflit, sur leur histoire. La matière était gigantesque et on a voulu se recentrer sur la fiction proposée par Yasmina Khadra. La question essentielle était: après avoir entendu son histoire, qu’avez-vous envie de dire à Amine? Mais en tant que jeune papa, j’interrogeais aussi des gens de ma génération sur leur envie ou non de faire des enfants dans le contexte qui est le leur. Beaucoup me répondaient par l’affirmative, en disant que dans un monde idéal, ils en voudraient plein. Pour d’autres, c’était inconcevable. Ayant grandi dans la méfiance et la peur, imaginer fonder une famille dans la sérénité était impossible. Et c’est justement cette sérénité que le personnage d’Amine recherche.
La réticence à mettre des êtres au monde est également un phénomène très occidental. Vous qui êtes un jeune père, cela vous a-t-il beaucoup travaillé ?
Hennebicq : Bien sûr, mais pour ma part, ça m’est arrivé malgré moi, comme un cadeau. En tant que père, on a toujours envie de protéger son enfant, on se pose fatalement la question de savoir comment s’y prendre dans ce monde, pour que ça ne soit pas désespérant tout de suite, et pour mettre son enfant face à certaines réalités.
Les personnes interviewées se prêtaient-elles facilement au jeu? Circuler avec une caméra dans ces territoires est loin d’être un jeu d’enfant.
Hennebicq : Ça n’était pas évident mais je travaille avec une équipe très discrète. C’est sûr qu’il y avait de la méfiance. Les gens s’inquiétaient de notre position même si on soutenait qu’on n’en avait pas. Mais globalement, tout s’est bien déroulé. On interpellait les gens au fil de nos déambulations et ils se prêtaient au jeu parce que, des deux côtés, il y avait un besoin de parler. La propagande omniprésente entrave la communication. Parfois, c’était confrontant parce qu’on se retrouvait démunis face à des discours terribles à entendre.
Atta Nasser est un acteur palestinien vivant et travaillant à Bruxelles. Quel impact ce voyage a-t-il eu sur lui ?
Hennebicq : Ça a bouleversé pas mal de choses en lui. Atta, qui est originaire de Jérusalem Est, nous a présenté des membres de sa famille qui se retrouvent d’ailleurs dans le spectacle, et ça l’a beaucoup ému. De notre côté, nous lui avons présenté des gens dont il ne soupçonnait pas l’existence, comme des Israéliens de gauche. Il était parfois confronté à des discours très durs de gens qui lui reprochaient, par exemple, d’avoir quitté son pays, en le traitant de lâche, de traître.
La notion de traîtrise est également au cœur de L’Attentat. Amine se coupe des réalités de son peuple pour tenter de vivre une vie normale. Ce sont des contradictions qui nous concernent tous ?
Hennebicq : Tout à fait. Le livre raconte une série de choses qu’on a voulu confronter au terrain. Khadra se revendique d’ailleurs de ne jamais être allé là-bas, afin de conserver une certaine distance. Sur place, la réalité et la fiction se recoupaient comme par magie. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour continuer de se voiler la face? Lors d’une interview, quelqu’un s’adresse à Amine en ces termes: tu as décidé de mettre ta tête dans le sable et l’acte qu’a posé ta femme a fait trembler la terre dans laquelle tu te réfugiais et tes yeux ont enfin pu voir le soleil. C’est magnifique, et la langue arabe permet une telle poésie. Face à l’acte terroriste, même s’il n’est en rien justifiable, Amine ne peut plus se permettre de fermer les yeux sur quoi que ce soit. Tout ce qui se passe autour de nous est loin d’être réjouissant. Alors comment fait-on pour vivre avec ça tous les jours?
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